Un volumineux ouvrage relatant des années d'observation d'interactions entre des êtres humains et des robots et d'interactions d'êtres humains entre eux via les réseaux informatiques. Ce livre m'a interpelé à maintes reprises. Il se lit comme un roman, ce qui est à la fois une qualité et un défaut, comme je vais l'expliciter.
« Seuls ensemble » a été publié en anglais en 2011 et traduit en 2015. Son titre original est "Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other"; notez que le sous-titre original, "pourquoi nous attendons davantage de la technologie que les uns des autres" donne une nuance légèrement différente du sous-titre de la version française.
Ce livre de plus de 500 pages est divisé en deux parties et comporte une cinquantaine de pages de notes. La première partie est consacrée aux "robots sociaux", tels que les Tamagotchi, Furby, My Real Baby et autres. Il s'agit de machines dont l'apparence peut être plus ou moins sophistiquée, du simple boitier à une apparence animale ou humaine, et qui interagissent avec les êtres humains. L'autrice rapporte de nombreuses observations qu'elle a menées, avec différentes formes de robots, sur des enfants, des adultes et des personnes âgées. Un robot peut-il remplacer un être humain, dans ses rapports avec d'autres êtres humains ? À la lecture de cette partie, cette question m'a déstabilisé. Spontanément, on aurait envie de répondre: « bien sûr que non, l'être humain est irremplaçable ! ». Assurément, un robot manque d'empathie. Point. Oui mais:
Sherry Turkle montre des exemples où un robot peut se montrer plus patient, plus doux, plus fiable dans certains traitements. Alors devons-nous accepter le « moment robotique » et accepter l'apport de robots ? L'autrice rapporte aussi le cas d'une petite fille craignant que sa grand-mère se préoccupe plus de son robot que de sa petite-fille. Et malheureusement, elle a observé que cette crainte était fondée…
La deuxième partie est consacrée aux « réseaux ». Là aussi,
Sherry Turkle a observé de nombreuses personnes, de tous âges. Voici quelques aspects qui m'ont frappé, en gardant à l'esprit que l'étude a été publiée en 2011. Les jeunes affirmaient préférer les messages (textos ou messagerie instantanée) aux appels téléphoniques, d'une part parce qu'ils trouvaient les appels trop « intrusifs » et d'autre part parce qu'ils angoissaient (pour utiliser un grand mot) à la pensée de devoir répondre à son interlocuteur sans avoir le temps de préparer ses mots. Pour ce qui est du premier aspect, cette peur de se montrer intrusif, c'est-à-dire de déranger à un mauvais moment, contraste paradoxalement avec la pression de se sentir obligé de répondre dans la minute à un message écrit. le second aspect met en évidence l'importance de l'image que l'on donne de soi; j'y reviendrai plus loin mais je note aussi l'intérêt que trouve certains à se créer plusieurs « avatars », de manière à pouvoir « tester » plusieurs personnalités.
L'autrice fait également remarquer que les communications avec video (Skype etc.) peuvent donner un faux sentiment de proximité. Une jeune femme se montrait ainsi gênée d'avouer que lorsqu'elle communiquait avec sa grand-mère, celle-ci ne voyait pas ses mains et donc ne voyait qu'elle tapait des messages à d'autres personnes etc. En d'autres mots, les communications virtuelles, que nous connaissons mieux depuis les périodes de confinement, défavorisent une « attention totale ».
Je vous laisse découvrir la multitude d'autres témoignages et remarques intéressantes et j'en viens aux aspects du livre qui m'ont déçu.
D'abord, un peu de contexte.
Sherry Turkle fait montre d'une certaine expertise. Née en 1948, elle est titulaire d'un doctorat en sociologie et psychologie de la personnalité de l'Université Harvard. Elle est également psychanalyste et sa thèse de doctorat était intitulée « Psychoanalytic Politics:
Jacques Lacan and Freud's French Revolution » (« La France freudienne ») et traitait du lien entre la pensée freudienne et les mouvements révolutionnaires français moderne. Elle a fait carrière comme professeur au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT).
En 1984, elle a publié "The Second Self: Computers and the Human Spirit", traduit sous le titre "Les enfants de l'ordinateur". Ce livre traite des relations entre humains et machines et développe le thème que l'ordinateur est plus qu'un outil: il affecte notre image de nous-même et notre relation aux autres. Ensuite, en 1995,
Sherry Turkle publie "Life on the Screen: Identity in the Age of the Internet". À ma connaissance, ce livre n'est pas disponible en français; il traite des relations que les gens nouent entre eux par l'intermédiaire des réseaux informatiques.
"Seul ensemble" fait suite à ces deux ouvrages.
L'autrice rapporte que ce livre se base sur des rencontres avec environ 300 enfants et 150 adultes. Gros travail d'écoute, on peut le saluer. Mais adoptons une position plus scientifique. Quelle est la représentativité de ces 450 personnes ? Dans son introduction, à propos son précédent ouvrage, « Life on the screen », elle écrit: « Je commençai à organiser toutes les semaines des soirées pizzas dans la région de Boston pour rencontrer des gens susceptibles de me raconter leurs vies dans ces nouveaux mondes virtuels ». Ça, c'est très bien pour débroussailler le terrain et établir quelques hypothèses, mais dans un second temps, me semble-t-il, il faut mener une enquête plus scientifique.
« Seuls ensemble » se lit comme un roman.
Sherry Turkle raconte ses rencontres et ses observations, comme une psychanalyste raconterait ses entretiens avec ses patients. La lecture est plaisante, passionnante. Mais avec un brin de mauvaise fois, j'aurais envie de caricaturer le texte en le qualifiant de long bavardage. Certes, les deux parties sont structurées en chapitres, avec leurs intertitre. Mais, du moins pour un lecteur paresseux comme moi, les messages ressortent très mal: pas possible pour moi de mettre de l'ordre dans mes idées en lisant la table des matières. Il me manque des conclusions plus claires. le livre aurait gagné a être co-écrit avec un second auteur ayant un esprit plus « scientifique ». J'ai aussi regretté que l'autrice ne tente pas d'expliquer comment les gens qu'elle observe sont devenus ce qu'ils sont. Par exemple, si elle observe que quelqu'un est préoccupé par son image, elle ne tente pas d'expliquer comment cette préoccupation s'est installée; elle se limite à en décrire les effets. Je regrette aussi que l'on n'aborde pas les mécanismes d'addiction mis en place dans les outils de réseaux sociaux mais soyons de bon compte: en 2011, c'était encore trop tôt.
Enfin, toujours à propos du caractère « scientifique » de l'ouvrage, je me demande quels pourraient être les biais liés à la double formation de l'auteur, sociologue et psychologue psychanalyste, ainsi qu'à sa personnalité. Je trouve qu'elle parle trop souvent d'elle-même; certes, cela peut être une richesse, mais aussi une source de biais scientifique. Pour l'état civil,
Sherry Turkle se nomme Zimmerman. Lorsqu'elle avait 5 ans, sa mère se remarie avec un certain Milton Turkle. À ce moment, elle déménage, la petite Sherry change d'école et sa mère l'oblige à se faire appeler Turkle (sauf dans les documents administratifs où elle devait signer Zimmerman). On dit que c'est ce qui a rendu Sherry particulièrement sensible à la différence entre soi et l'image que l'on donne de soi (source: https://www.newyorker.com/culture/persons-of-interest/sherry-turkles-plugged-in-year). Adulte, Sherry a tenté de retrouvé la trace de son père biologique, en particulier avec l'aide de son premier mari, le célèbre informaticien Seymour Pappert, de 20 ans son aîné, dont elle a été la troisième épouse.
Je remercie
Patrice Gilly d'avoir attiré mon attention sur les ouvrages de Sherry Turkle. Je ne regrette pas d'avoir lu celui-ci parce que de nombreux points qu'il présente m'ont marqué. Je vous en recommande la lecture, si toutefois les défauts que je viens de citer ne vous rebutent pas. Personnellement, je fais une pose pour reprendre mon souffle et puis, par curiosité tant que par intérêt, je vais me plonger dans la lecture du deuxième ouvrage, tout aussi volumineux, que Patrice m'avait recommandé: «
Les yeux dans les yeux: le pouvoir de la conversation à l'heure du numérique »; celui-là date de 2015.