Nous sommes encore au Nigeria, non pas dans le tentaculaire Lagos mais à Maroko, l'un des immenses bidonvilles qui bordent la grande cité. Maroko avec ses constructions sur pilotis au-dessus d'un égout à ciel ouvert, ses petites combines qui permettent de survivre un jour de plus, ses personnages hauts en couleurs, sa cacophonie, sa promiscuité, ses luttes intestines, ses élans de générosité face aux dérives qu'engendrent une trop grande pauvreté et la violence étatique.
Chris Abani plante son décor dans ce quart-monde où se côtoient marabouts, chômeurs et toute une société interlope.
Elvis Oke, notre guide, a 16 ans. Nourri de culture occidentale essentiellement américaine, cet adolescent intelligent, rêveur incorrigible, tente de s'accoutumer à ce nouvel environnement brutal. Il vivote sur ces plages envahies par les touristes en imitant son idole, Elvis Presley, glanant ici et là quelques piécettes, tout en s'efforçant de trouver sa place dans sa nouvelle famille et comprendre les raisons de cette déchéance sociale. Il vit dans ce bidonville avec sa belle-mère Comfort laquelle ne lui témoigne aucun intérêt et Sunday, son père qui noie dans les pichets de vin de palme la perte de sa femme, sa déconfiture lors des dernières élections et l'échec de sa propre existence. Désoeuvré, alcoolique, vivant à crédit ou de la charité d'autrui, il essaie d'inculquer à son fils l'importance d'être un homme et ne rencontre que le mépris dans son regard, un dégoût envers cet homme aigri, irascible et lunatique qui ne s'exprime que par la violence. Ses imitations ne lui rapportant rien, Elvis doit trouver un travail plus lucratif même si cela veut dire enfreindre la loi. Ce pied tendre pétri de moral et de justice promène un regard non dénué d'humour sur le monde grotesque et effrayant qui l'entoure. Dans sa quête initiatique, Elvis conscient de sa vie mutilée, se raccroche à un passé aujourd'hui révolu. le souvenir de sa mère bien aimée morte trop tôt, Béatrice, qui lui fait découvrir la lecture, la musique, la danse, la tendresse… des souvenirs enfermés dans un journal qui ne le quitte jamais, une sorte de talisman qui l'aide à supporter le quotidien. Il y a Oye, la grand-mère à l'accent écossais ou la sorcière comme Sunday la surnomme, tante Felicia qui le titille, cousine Efua dont le silence cache de profondes blessures, cousin Innocent un ancien enfant soldat… Mais c'était dans les années 70 à Afikpo à 1200km d'ici. Aujourd'hui, à Maroko dans les années 80, vers qui peut-il se tourner pour le guider sur ce long et pénible voyage vers la maturité? Perdu, abandonné, seul, à qui peut-il se raccrocher alors que tous ont un agenda personnel bien chargé? The King, le Roi des Mendiants habité par une soif de vengeance qui parcourt le pays avec les Joking Jaguars, sa troupe de théâtre? Redemption, cynique recruteur qui n'hésite pas à frayer avec le grand banditisme pour quelques nairas? Okon, clochard sympathique et gardien à ses heures? Dans une société particulièrement cruelle envers les plus démunis, Elvis devra tracer sa voie, se résoudre à accepter un choix qui n'en est pas un. Alors,
Graceland, c'est par où s'il vous plait?
Grâce à la fluidité de son écriture,
Chris Abani nous présente de nouvelles facettes sur son pays. Chaque chapitre débute par une présentation d'une recette de cuisine ou médicinale ou encore un traité sur l'importance de la noix de cola dans la culture des Ibos, tribu à laquelle l'auteur appartient. Celui sur le théâtre est intéressant. L'efficacité de l'histoire est due à plusieurs facteurs: la simplicité de l'écriture, un rythme calme et le choix de n'avoir qu'un seul personnage central tout en décrivant un monde ultra-violent ( certaines soulèvent les coeurs les plus solidement accrochés). Tout en gardant un ton tragi-comique,
Chris Abani dénonce le refus du droit à l'innocence, l'attachement stupide et dangereux à des traditions qui ne trouvent plus de sens dans une société en déshérence, la violence aveugle jumelée aux abus du pouvoir de l'autorité, le tissu social qui s'effrite, l'insécurité, une société à deux vitesse, l'illettrisme, les divisions internes de ce gigantesque pays entre ses nombreuses tribus et langues multiples…
Chris Abani partage les vues de
Sefi Atta (
le meilleur reste à venir,
Avale),
Ken Saro-Wiwa (
Sozaboy, pétit minitaire) et
Chimamanda Ngozi Adichie (
L'hibiscus pourpre) et ne me donne pas envie d'aller y faire un tour.
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http://www.immobiletrips.com..