C'est un petit livre à la mise en page aérée, douce au regard. Prose, poésie, le lecteur hésite avant de prendre son élan, puis de s'abandonner au dire des mots et – c'est plus rare – au souffle qui circule entre eux et les pollinise.
Les mots disent des fragments d'exil, pierre et chair, esquissent des espaces à la fois apaisants et mortels : la mer douce ou dévorante, le camp en plein désert, la ville débraillée, la chambre de soins palliatifs avant l'envol. Esquissent des destinées tragiques ou ordinaires. Tour à tour père ou fils, femme-mère aux mains de jouvence, nourrisson étonné, un « je » narratif insaisissable traverse le miroir, parfois le brise. Cette ombre poignante serre entre ses dents une petite flamme qui semble, au hasard des rencontres, se transmettre ou s'arracher comme un trésor. « Si je croise une flamme je la mords… il y aura entre mes dents de la lumière. »
Le souffle, lui, impulse l'ombre, berce sa dérive au fil d'une éternelle marée, entre ses nombreuses tentatives d'ancrage. Enfance fuyante et sauvage, amitié fauchée trop tôt, quête des origines dans de vieilles photos « qu'on ne peut tuer » pour en arracher la vie, chaque escale douloureuse est reliée aux précédentes suivant le pointillé d'un destin. Dérision, le seul retour que permet parfois l'espace-temps étriqué des humains ne fait que souligner l'exil. « Il est là, mais il n'est plus d'ici (…) Je me demande si je comprendrai encore (…) ce que disent les sons d'un peuple auquel j'appartenais. » Langue maternelle, langue étrangère, ou simplement étrange. "On dit retour aux sources. Les sources n'ont jamais existé. le retour est devant nous, on y va, toute la vie on y va. »
Peu à peu, le lecteur s'identifie à ce « je » d'ombre, dont le destin est aussi le sien, le lot commun. Tous exilés, oui, même les mieux enracinés, elles, eux, toi, moi, depuis la naissance qui déjà nous exile de la mère : exilés de notre propre vécu, de ce et de ceux que nous ne pourrons jamais rejoindre, exilés de nos morts. Un court récit clôt le livre, bouleversant hommage à Damy la rebelle invoquant ses fantômes, assise sur une marche d'escalier, que le temps d'une vie consumée au service des autres a rendue infranchissable.
« Oui le vide est plein. de nos absents. »
Shakespeare a imposé un mot de la fin brutal et sans appel : « le reste est silence. »
Le silence presque ? Toute la grandeur du livre de
Karim Alami tient dans ce « presque » du titre. Oui, la vie exile les ombres qui la peuplent, elle les mâche et les remplace ; mais, de celles qui restent, elle exige la mémoire. À elles de traduire le murmure des absents, à elles de transmettre la petite flamme qui parcourt les pages. Celle dont parle Char : « Nous n'appartenons à personne, sinon au point d'or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, qui tient éveillés le courage et le silence. »