Si le tatouage est aujourd'hui un apanage de beauté et d'esthétisme, il ne faut pourtant pas oublier qu'il n'en a pas toujours été ainsi. A la fin du 19ème siècle, alors que la machine à tatouer électrique n'a pas encore été inventée, le tatouage était surtout une manière de s'écrire à travers des images portées sur le corps, remplaçant les mots auprès d'hommes pas toujours très instruits. Seuls quelques médecins eurent accès à ces immenses collections populaires. Certains en firent un véritable sujet d'anthropologie, compilant les tatouages et les données morphologiques du tatoué, dressant ainsi des fiches d'identification qui servirent rapidement à repérer les individus dangereux. Officiant dans les prisons, les asiles, les casernes, ces enquêteurs transformèrent ainsi le tatouage en une marque stigmatisante qui lui collera longtemps à la peau (si je puis dire !).
Le professeur Lacassagne est un de ceux qui tenta de classifier les dessins de tatouages. Fondateur de l'anthropologie criminelle, il considère les tatouages comme un moyen d'expression liés au confinement, et même, de mesure de la criminalité de l'homme.
« le grand nombre de tatouages donne presque toujours la mesure de la criminalité du tatoué ou tout au moins l'appréciation du nombre de ses condamnations et de son séjour dans les prisons. »
En 1881, il mena une enquête auprès de 550 criminels et réunit une collection de 2000 tatouages qui reste aujourd'hui, un des rares témoignages de cet art de l'éphémère. Il utilisa un procédé de reproduction basée sur l'application d'une toile transparente sur le corps du tatoué avant de la reproduire sur une feuille blanche.
Extrêmement précise, l'enquête du médecin nous permet de découvrir une véritable typologie de ces tatouages : les motifs peuvent être en lien avec la profession du tatoué, être constitués d'emblèmes religieux, de mentions patriotiques, de figures érotiques, d'inscriptions ou de tout autre motif sorti de l'imagination du tatoueur. Prenant place dans différentes régions du corps, la préférence va au buste et aux bras. Indiquant l'âge du premier tatouage, le niveau d'instruction, le professeur nous fournit une liste extrêmement complète des motifs découverts sur ses sujets.
Non content d'effectuer une vraie étude sur les marques distinctives en milieu carcéral, il construisit une véritable anthropologie de la prison. Dans la deuxième partie de l'ouvrage, nous découvrons une sélection de « vies de tatoués » où le parcours biographiques de ces hommes se révèlent, entre criminalité, misère et vie militaire ou aventureuse. On découvre une histoire familiale, un parcours scolaire et militaire, des amantes, des condamnations, des rencontres avec le tatouage. Lacassagne propose même le récit écrit lui-même par un de ses sujets, ponctué d'argot et de fautes d'orthographe.
En redonnant ainsi la parole au criminel tatoué, Lacassagne transforme ainsi le sujet observé en une source de savoir constitutive de la société de l'époque.
Agrémenté de grossières illustrations reprenant les motifs tatoués de l'époque, A fleur de peau se présente comme un opus indispensable pour comprendre l'histoire du tatouage en Europe. Si le petit ouvrage ne contient qu'une partie des vastes études criminologiques de Lacassagne, il offre une première approche particulièrement intéressante sur un art éphémère qui meurt avec son sujet et permet de comprendre l'évolution et la persistance des tatouages carcéraux qui continue d'exister.
Je vous renvoie, pour cela aux photos de Sergeï Vasiliev sur les criminels russes que je vous avais présenté il y a quelques temps.
Édité une première fois en 2004, la réédition de l'ouvrage tombe à pic pour accompagner la visite de l'exposition Tatoueurs, Tatoués qui se déroule actuellement au Quai Branly jusqu'au 18 Octobre. A ne pas rater !
Lien :
http://grenieralivres.fr/201..