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David Henry Tudor Scott (Éditeur scientifique)Barbara Wright (Éditeur scientifique)
EAN : 9782080704788
224 pages
Flammarion (07/01/1993)
4.38/5   25 notes
Résumé :
Le Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose)

Vers la fin de sa vie, Baudelaire a « rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience », ainsi qu'il l'écrit à Arsène Houssaye. C'est cet idéal qu'il poursuit dans Le Spleen de Paris (1869), recueil posthume de cinquante « petits poèmes en pr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Une merveille...
Entre la fable, le conte ou la nouvelle pour certains textes, d'autres sont de purs moment de poésie. Des textes à lire et à relire en tenant de l'autre main un exemplaire des Fleurs du Mal pour faire le parallèle entre la version prose et la version versifiée de certains textes ("Un hémisphère dans une Chevelure", "l'invitation au voyage"...) et réaliser qu'un texte est parfois plus poétique dans sa version prose...
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Citations et extraits (25) Voir plus Ajouter une citation
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Au milieu de ce marivaudage sentimental, la confiance était venue et avait en effet uni les mains des deux personnages ; si bien qu’après quelques hésitations et quelques pruderies qui semblèrent de bon augure à Samuel, madame de Cosmelly à son tour lui fit ses confidences et commença ainsi :

— Je comprends, monsieur, tout ce qu’une âme poétique peut souffrir de cet isolement, et combien une ambition de cœur comme la vôtre doit se vite consumer dans sa solitude ; mais vos douleurs, qui n’appartiennent qu’à vous, viennent, autant que j’ai pu le démêler sous la pompe de vos paroles, de besoins bizarres toujours insatisfaits et presque impossibles à satisfaire. Vous souffrez, il est vrai ; mais il se peut que votre souffrance fasse votre grandeur et qu’elle vous soit aussi nécessaire qu’à d’autres le bonheur. — Maintenant, daignerez-vous écouter, et sympathiser avec des chagrins plus faciles à comprendre, — une douleur de province ? J’attends de vous, monsieur Cramer, de vous, le savant, l’homme d’esprit, les conseils et peut-être les secours d’un ami.

Vous savez qu’au temps où vous m’avez connue, j’étais une bonne petite fille, un peu rêveuse déjà comme vous, mais timide et fort obéissante ; que je me regardais moins souvent que vous dans la glace, et que j’hésitais toujours à manger ou à mettre dans mes poches les pêches et le raisin que vous alliez hardiment voler pour moi dans le verger de nos voisins. Je ne trouvais jamais un plaisir vraiment agréable et complet qu’autant qu’il fût permis, et j’aimais bien mieux embrasser un beau garçon comme vous devant ma vieille tante qu’au milieu des champs. La coquetterie et le soin que toute fille à marier doit avoir de sa personne ne me sont venus que tard. Quand j’ai su à peu près chanter une romance au piano, on m’a habillée avec plus de recherche, on m’a forcée à me tenir droite ; on m’a fait faire de la gymnastique, et l’on m’a défendu de gâter mes mains à planter des fleurs ou à élever des oiseaux. Il me fut permis de lire autre chose que Berquin, et je fus menée en grande toilette au théâtre de l’endroit voir de mauvais opéras. Quand M. de Cosmelly vint au château, je me pris tout d’abord pour lui d’une amitié vive ; comparant sa jeunesse florissante avec la vieillesse un peu grondeuse de ma tante, je lui trouvai de plus l’air noble, honnête, et il usait avec moi de la galanterie la plus respectueuse. Puis on citait de lui les traits les plus beaux : un bras cassé en duel pour un ami un peu poltron qui lui avait confié l’honneur de sa sœur, des sommes énormes prêtées à d’anciens camarades sans fortune ; que sais-je, moi ? il avait avec tout le monde un air de commandement à la fois affable et irrésistible, qui me dompta moi-même. Comment avait-il vécu avant de mener auprès de nous la vie de château ; avait-il connu d’autres plaisirs que de chasser avec moi ou de chanter de vertueuses romances sur mon mauvais piano ; avait-il eu des maîtresses ? Je n’en savais rien, et je ne songeais pas à m’en informer. Je me mis à l’aimer avec toute la crédulité d’une jeune fille qui n’a pas eu le temps de comparer, et je l’épousai, — ce qui fit à ma tante le plus grand plaisir. Quand je fus sa femme devant la religion et devant la loi, je l’aimai encore plus. — Je l’aimai beaucoup trop, sans doute. Avais-je tort, avais-je raison ? qui peut le savoir ? J’ai été heureuse de cet amour, j’ai eu tort d’ignorer qu’il pût être troublé. — Le connaissais-je bien avant de l’épouser ? Non, sans doute ; mais il semble qu’on ne peut pas plus accuser une honnête fille qui veut se marier de faire un choix imprudent, qu’une femme perdue de prendre un amant ignoble. L’une et l’autre, — malheureuses que nous sommes ! — sont également ignorantes. Il manque à ces malheureuses victimes, qu’on nomme filles à marier, une honteuse éducation, je veux dire la connaissance des vices d’un homme. Je voudrais que chacune de ces pauvres petites, avant de subir le lien conjugal, pût entendre dans un lieu secret, et sans être vue, deux hommes causer entre eux des choses de la vie, et surtout des femmes. Après cette première et redoutable épreuve, elles pourraient se livrer avec moins de danger aux chances terribles du mariage, connaissant le fort et le faible de leurs futurs tyrans.

Samuel ne savait pas au juste où cette charmante victime en voulait venir ; mais il commençait à trouver qu’elle parlait beaucoup trop de son mari pour une femme désillusionnée.

Après avoir fait une pause de quelques minutes, comme si elle craignait d’aborder l’endroit funeste, elle reprit ainsi :

— Un jour, M. de Cosmelly voulut revenir à Paris ; il fallait que je brillasse dans mon jour et que je fusse encadrée selon mes mérites. Une femme belle et instruite, disait-il, se doit à Paris. Il faut qu’elle sache poser devant le monde et faire tomber quelques-uns de ses rayons sur son mari. — Une femme qui a l’esprit noble et du bon sens sait qu’elle n’a de gloire à attendre ici-bas qu’autant qu’elle fait une partie de la gloire de son compagnon de voyage, qu’elle sert les vertus de son mari, et surtout qu’elle n’obtient de respect qu’autant qu’elle le fait respecter. — Sans doute, c’était le moyen le plus simple et le plus sûr pour se faire obéir presque avec joie ; savoir que mes efforts et mon obéissance m’embelliraient à ses yeux, à coup sûr, il n’en fallait pas tant pour me décider à aborder ce terrible Paris, dont j’avais instinctivement peur, et dont le noir et éblouissant fantôme dressé à l’horizon de mes rêves faisait se serrer mon pauvre cœur de fiancée. — C’était donc là, à l’entendre, le vrai motif de notre voyage. La vanité d’un mari fait la vertu d’une femme amoureuse. Peut-être se mentait-il à lui-même avec une sorte de bonne foi, et rusait-il avec sa conscience sans trop s’en apercevoir. — À Paris, nous eûmes des jours réservés pour des intimes, dont M. de Cosmelly s’ennuya à la longue, comme il s’était ennuyé de sa femme. Peut-être s’était-il un peu dégoûté d’elle, parce qu’elle avait trop d’amour ; elle mettait tout son cœur en avant. Il se dégoûta de ses amis par la raison contraire. Ils n’avaient rien à lui offrir que les plaisirs monotones des conversations où la passion n’a aucune part. Dès lors, son activité prit une autre direction. Après les amis vinrent les chevaux et le jeu. Le bourdonnement du monde, la vue de ceux qui étaient restés sans entraves et qui lui racontaient sans cesse les souvenirs d’une jeunesse folle et occupée, l’arrachèrent au coin du feu et aux longues causeries. Lui, qui n’avait jamais eu d’autre affaire que son cœur, il eut des affaires. Riche et sans profession, il sut se créer une foule d’occupations remuantes et frivoles qui remplissaient tout son temps ; les questions conjugales : « — Où vas-tu ? — À quelle heure te reverra-t-on ? — Reviens vite, » il fallut les refouler au fond de ma poitrine ; car la vie anglaise, — cette mort du cœur, — la vie des clubs et des cercles, l’absorba tout entier. — Le soin exclusif de sa personne et le dandysme qu’il affecta me choquèrent tout d’abord ; il est évident que je n’en étais pas l’objet. Je voulus faire comme lui, être plus que belle, c’est-à-dire coquette, coquette pour lui, comme il l’était pour le monde ; autrefois j’offrais tout, je donnais tout, je voulus désormais me faire prier. Je voulais ranimer les cendres de mon bonheur éteint, en les agitant et en les retournant ; mais il paraît que je suis bien malhabile à la ruse et bien gauche au vice ; il ne daigna pas s’en apercevoir. — Ma tante, cruelle comme toutes les femmes vieilles et envieuses, qui sont réduites à admirer un spectacle où jadis elles furent actrices, et à contempler les jouissances qu’on leur refuse, eut grand soin de me faire savoir, par l’entremise intéressée d’un cousin de M. de Cosmelly, qu’il s’était épris d’une fille de théâtre fort en vogue. Je me fis conduire dans tous les spectacles, et toute femme un peu belle que je voyais entrer en scène, je tremblais d’admirer en elle ma rivale. Enfin j’appris, par une charité du même cousin, que c’était la Fanfarlo, une danseuse aussi bête que belle, — Vous qui êtes auteur, vous la connaissez sans doute. — Je ne suis pas très-vaniteuse ni très-fière de ma figure ; mais, je vous jure, monsieur Cramer, que maintes fois, la nuit, vers trois ou quatre heures du matin, fatiguée d’attendre mon mari, les yeux rouges de larmes et d’insomnies, après avoir fait de longues et suppliantes prières pour son retour à la fidélité et au devoir, j’ai demandé à Dieu, à ma conscience, à mon miroir, si j’étais aussi belle que cette misérable Fanfarlo. Mon miroir et ma conscience m’ont répondu : Oui. Dieu m’a défendu de m’en glorifier, mais non d’en tirer une légitime victoire. Pourquoi donc entre deux beautés égales, les hommes préfèrent-ils souvent la fleur que tout le monde a respirée, à celle qui s’est toujours gardée des passants dans les allées les plus obscures du jardin conjugal ? Pourquoi donc les femmes prodigues de leur corps, trésor dont un seul sultan doit avoir la clef, possèdent-elles plus d’adorateurs que nous autres, malheureuses martyres d’un amour unique ? De quel charme si magique le vice auréole-t-il certaines créatures ? Quel aspect gauche et repoussant leur vertu donne-t-elle à certaines autres ? Répondez donc, vous qui, par état, devez connaître tous les sentiments de la vie et leurs raisons diverses !

Samuel n’eut pas le temps de répondre, car elle continua ardemment :

— M. de Cosmelly a des choses bien graves sur la conscience, si la perte d’une âme jeune et vierge intéresse le Dieu qui la créa pour le bonheur d’une autre. Si M. de Cosmelly mourait ce soir même, il aurait bien des pardons à implorer ; car il a, par sa faute, enseigné à sa femme d’affreux sentiments, la haine, la défiance de l’objet aimé et la soif de la vengeance. —
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La chambre à coucher de la Fanfarlo était donc très-petite, très-basse, encombrée de choses molles, parfumées et dangereuses à toucher ; l’air, chargé de miasmes bizarres, donnait envie d’y mourir lentement comme dans une serre chaude. La clarté de la lampe se jouait dans un fouillis de dentelles et d’étoffes d’un ton violent, mais équivoque. Çà et là, sur le mur, elle éclairait quelques peintures pleines d’une volupté espagnole : des chairs très-blanches sur des fonds très-noirs. C’est au fond de ce ravissant taudis, qui tenait à la fois du mauvais lieu et du sanctuaire, que Samuel vit s’avancer vers lui la nouvelle déesse de son cœur, dans la splendeur radieuse et sacrée de sa nudité.

Quel est l’homme qui ne voudrait, même au prix de la moitié de ses jours, voir son rêve, son vrai rêve poser sans voile devant lui, et le fantôme adoré de son imagination faire tomber un à un tous les vêtements destinés à protéger contre les yeux du vulgaire ? Mais voilà que Samuel, pris d’un caprice bizarre, se mit à crier comme un enfant gâté : — Je veux Colombine, rends-moi Colombine ; rends-la-moi telle qu’elle m’est apparue le soir qu’elle m’a rendu fou avec son accoutrement fantasque et son corsage de saltimbanque !

La Fanfarlo, étonnée d’abord, voulut bien se prêter à l’excentricité de l’homme qu’elle avait choisi, et l’on sonna Flore ; celle-ci eut beau représenter qu’il était trois heures du matin, que tout était fermé au théâtre, le concierge endormi, le temps affreux, — la tempête continuait son tapage, — il fallut obéir à celle qui obéissait elle-même, et la femme de chambre sortit ; quand Cramer, pris d’une nouvelle idée, se pendit à sonnette et s’écria d’une voix tonnante :

« — Eh ! n’oubliez pas le rouge ? »

Ce trait caractéristique, qui a été raconté par la Fanfarlo elle-même, un soir que ses camarades l’interrogeaient sur le commencement de sa liaison avec Samuel, ne m’a nullement étonné ; j’ai bien reconnu en ceci l’auteur des Orfraies. Il aimera toujours le rouge et la céruse, le chrysocale et les oripeaux de toute sorte. Il repeindrait volontiers les arbres et le ciel, et si Dieu lui avait confié le plan de la nature, il l’aurait peut-être gâté.

Quoique Samuel fût une imagination dépravée, et peut-être à cause de cela même, l’amour était chez lui moins une affaire des sens que du raisonnement. C’était surtout l’admiration et l’appétit du beau ; il considérait la reproduction comme un vice de l’amour, la grossesse comme une maladie d’araignée. Il a écrit quelque part : les anges sont hermaphrodites et stériles. — Il aimait un corps humain comme une harmonie matérielle, comme une belle architecture, plus le mouvement ; et ce matérialisme absolu n’était pas loin de l’idéalisme le plus pur. Mais, comme dans le beau, qui est la cause de l’amour, il y avait selon lui deux éléments : la ligne et l’attrait, — et que tout ceci ne regarde que la ligne, — l’attrait pour lui, ce soir-là du moins, c’était le rouge.

La Fanfarlo résumait donc pour lui la ligne et l’attrait ; et quand, assise au bord du lit, dans l’insouciance et dans le calme victorieux de la femme aimée, les mains délicatement posées sur lui, il la regardait, il lui semblait voir l’infini derrière les yeux clairs de cette beauté, et que les siens à la longue planaient dans d’immenses horizons. Du reste, comme il arrive aux hommes exceptionnels, il était souvent seul dans son paradis, nul ne pouvant l’habiter avec lui ; et si, de hasard, il l’y ravissait et l’y traînait presque de force, elle restait toujours en arrière : aussi, dans le ciel où il régnait, son amour commençait d’être triste et malade de la mélancolie du bleu, comme un royal solitaire.

Cependant, il ne s’ennuya jamais d’elle ; jamais, en quittant son réduit amoureux, piétinant lestement sur un trottoir, à l’air frais du matin, il n’éprouva cette jouissance égoïste du cigare et des mains dans les poches, dont parle quelque part notre grand romancier moderne[3].

À défaut du cœur, Samuel avait l’intelligence noble, et, au lieu d’ingratitude, la jouissance avait engendré chez lui ce contentement savoureux, cette rêverie sensuelle, qui vaut peut-être mieux que l’amour comme l’entend le vulgaire. Du reste, la Fanfarlo avait fait de son mieux et dépensé ses plus habiles caresses, s’étant aperçue que l’homme en valait la peine : elle s’était accoutumée à ce langage mystique, bariolé d’impuretés et de crudités énormes. — Cela avait pour elle du moins l’attrait de la nouveauté.

Le coup de tête de la danseuse avait fait son bruit. Il y avait eu plusieurs relâches sur l’affiche ; elle avait négligé les répétitions ; beaucoup de gens enviaient Samuel.

Un soir que le hasard, l’ennui de M. de Cosmelly ou une complication de ruses de sa femme, les avait réunis au coin du feu, — après un de ces longs silences qui ont lieu dans les ménages où l’on n’a plus rien à se dire et beaucoup à se cacher, — après lui avoir fait le meilleur thé du monde, dans une théière bien modeste et bien fêlée, peut-être encore celle du château de sa tante, — après avoir chanté au piano quelques morceaux d’une musique en vogue il y a dix ans, — elle lui dit avec la voix douce et prudente de la vertu qui veut se rendre aimable et craint d’effaroucher l’objet de ses affections, — qu’elle le plaignait beaucoup, qu’elle avait beaucoup pleuré, plus encore sur lui que sur elle-même ; qu’elle eût au moins voulu ; dans sa résignation toute soumise et toute dévouée, qu’il pût trouver ailleurs que chez elle l’amour qu’il ne demandait plus à sa femme ; qu’elle avait plus souffert de le voir trompé que de se voir délaissée ; que d’ailleurs il y avait beaucoup de sa propre faute, qu’elle avait oublié ses devoirs de tendre épouse, en n’avertissant pas son mari du danger ; que, du reste, elle était toute prête à fermer cette plaie saignante et à réparer à elle seule une imprudence commise à deux, etc., — et tout ce que peut suggérer de paroles mielleuses une ruse autorisée par la tendresse. — Elle pleurait et pleurait bien ; le feu éclairait ses larmes et son visage embelli par la douleur.

M. de Cosmelly ne dit pas un mot et sortit. Les hommes pris au trébuchet de leurs fautes n’aiment pas faire à la clémence une offrande de leurs remords. S’il alla chez la Fanfarlo, il y trouva sans doute des vestiges de désordre, des bouts de cigare et des feuilletons.

Un matin, Samuel fut réveillé par la voix mutine de la Fanfarlo, et leva lentement sa tête fatiguée de l’oreiller où elle reposait, pour lire une lettre qu’elle lui remit :

« Merci, monsieur, mille fois merci ; mon bonheur et ma reconnaissance vous seront comptés dans un meilleur monde. J’accepte. Je reprends mon mari de vos mains, et je l’emporte ce soir à notre terre de C***, où je vais retrouver la santé et la vie que je vous dois. Recevez, monsieur, la promesse d’une amitié éternelle. Je vous ai toujours cru trop honnête homme pour ne pas préférer une amitié de plus à toute autre récompense. »

Samuel, vautré sur de la dentelle et appuyé sur une des plus fraîches et des plus belles épaules qu’on pût voir, sentit vaguement qu’il était joué, et eut quelque peine à rassembler dans sa mémoire les éléments de l’intrigue dont il avait amené le dénoûment ; mais il se dit tranquillement : — Nos passions sont-elles bien sincères ? qui peut savoir sûrement ce qu’il veut et connaître au juste le baromètre de son cœur ?

« — Que murmures-tu là ? qu’est-ce que c’est que ça ? je veux voir, dit la Fanfarlo.

— Ah ! rien, fit Samuel. — Une lettre d’honnête femme à qui j’avais promis d’être aimé de toi.

— Tu me le paieras, » dit-elle entre ses dents.

Il est probable que la Fanfarlo a aimé Samuel, mais de cet amour que connaissent peu d’âmes, avec une rancune au fond. Quant à lui, il a été puni par où il avait péché. Il avait souvent singé la passion ; il fut contraint de la connaître ; mais ce ne fut point l’amour tranquille, calme et fort qu’inspirent les honnêtes filles, ce fut l’amour terrible, désolant et honteux, l’amour maladif des courtisanes. Samuel connut toutes les tortures de la jalousie, et l’abaissement et la tristesse où nous jette la conscience d’un mal incurable et constitutionnel, — bref, toutes les horreurs de ce mariage vicieux qu’on nomme le concubinage. Quant à elle, elle engraisse tous les jours ; elle est devenue une beauté grasse, propre, lustrée et rusée, une espèce de lorette ministérielle. — Un de ces jours elle fera ses pâques et rendra le pain bénit à sa paroisse. À cette époque peut-être, Samuel, mort à la peine, sera cloué sous la lame, comme il le disait en son bon temps, et la Fanfarlo, avec ses airs de chanoinesse, fera tourner la tête d’un jeune héritier. — En attendant, elle apprend à faire des enfants ; elle vient d’accoucher heureusement de deux jumeaux. Samuel a mis bas quatre livres de science : un livre sur les quatre évangélistes, — un autre sur la symbolique des couleurs, — un mémoire sur un nouveau système d’annonces, — et un quatrième dont je ne veux pas me rappeler le titre. — Ce qu’il y a de plus épouvantable dans ce dernier, c’est qu’il est plein de verve, d’énergie et de curiosités. Samuel a eu le front d’y établir pour épigraphe : Auri sacra fames ! — La Fanfarlo veut que son amant soit de l’Institut, et elle intrigue au ministère pour qu’il ait la croix.

Pauvre chantre des Orfraies ! Pauvre Manuela de Monteverde ! — Il est tombé bien bas. — J’ai appris récemment qu’il fondait un journal socialiste et voulait se mettre à la politique. — Intelligence malhonnête ! — comme dit cet honnête M. Nisard.
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C’est pourquoi le lendemain Samuel eut grand soin de lui rapporter son mouchoir et son livre, qu’il trouva sur un banc, et qu’elle n’avait pas perdus, puisqu’elle était près de là, regardant les moineaux se disputer des miettes, ou ayant l’air de contempler le travail intérieur de la végétation. Comme il arrive souvent entre deux êtres dont les destinées complices ont élevé l’âme à un égal diapason, — engageant la conversation assez brusquement, — il eut néanmoins le bonheur bizarre de trouver une personne disposée à l’écouter et à lui répondre.

— Serais-je assez heureux, madame, pour être encore logé dans un coin de votre souvenir ? Suis-je tellement changé que vous ne puissiez reconnaître en moi un camarade d’enfance, avec qui vous avez daigné jouer à cache-cache et faire l’école buissonnière ?

— Une femme, — répondit la dame avec un demi-sourire, — n’a pas le droit de reconnaître aussi facilement les gens ; c’est pourquoi je vous remercie, monsieur, de m’avoir, le premier, offert l’occasion de me reporter vers ces beaux et gais souvenirs. — Et puis… chaque année de la vie contient tant d’événements et de pensées… et il me semble vraiment qu’il y a bien des années ?…

— Années, — répliqua Samuel, — qui pour moi ont été tantôt bien lentes, tantôt bien promptes à s’envoler, mais toutes diversement cruelles !

— Et la poésie ?… fit la dame avec un sourire dans les yeux.

— Toujours, Madame ! répondit Samuel en riant. — Mais que lisiez-vous donc là ?

— Un roman de Walter Scott.

— Je m’explique maintenant vos fréquentes interruptions. — Oh ! l’ennuyeux écrivain ! — Un poudreux déterreur de chroniques ! un fastidieux amas de descriptions de bric-à-brac, — un tas de vieilles choses et de défroques de tout genre : — des armures, des vaisselles, des meubles, des auberges gothiques et des châteaux de mélodrame, où se promènent quelques mannequins à ressort, vêtus de justaucorps et de pourpoints bariolés ; — types connus, dont nul plagiaire de dix-huit ans ne voudra plus dans dix ans ; des châtelaines impossibles et des amoureux parfaitement dénués d’actualité, — nulle vérité de cœur, nulle philosophie de sentiments ! Quelle différence chez nos bons romanciers français, où la passion et la morale l’emportent toujours sur la description matérielle des objets ! — Qu’importe que la châtelaine porte fraise ou paniers, ou sous-jupe Oudinot, pourvu qu’elle sanglote ou trahisse convenablement ? L’amoureux vous intéresse-t-il beaucoup plus pour porter dans son gilet un poignard au lieu d’une carte de visite, et un despote en habit noir vous cause-t-il une terreur moins poétique qu’un tyran bardé de buffle et de fer ?

Samuel, comme on le voit, rentrait dans la classe des gens absorbants, — des hommes insupportables et passionnés, chez qui le métier gâte la conversation, et à qui toute occasion est bonne, même une connaissance improvisée au coin d’un arbre ou d’une rue, — fût-ce d’un chiffonnier, — pour développer opiniâtrement leurs idées. — Il n’y a entre les commis voyageurs, les industriels errants, les allumeurs d’affaires en commandite et les poëtes absorbants, que la différence de la réclame à la prédication ; le vice de ces derniers est tout à fait désintéressé.

Or, la dame lui répliqua simplement :

— Mon cher monsieur Samuel, je ne suis que public, c’est assez vous dire que mon âme est innocente. Aussi le plaisir est-il pour moi la chose du monde la plus facile à trouver. — Mais parlons de vous ; — je m’estimerais heureuse si vous me jugiez digne de lire quelques-unes de vos productions.

— Mais, madame, comment se fait-il… ? fit la grosse vanité du poëte étonné.

— Le maître de mon cabinet de lecture dit qu’il ne vous connaît pas.

Et elle sourit doucement comme pour amortir l’effet de cette taquinerie fugitive.

— Madame, dit sentencieusement Samuel, le vrai public du xixe siècle est les femmes ; votre suffrage me constituera plus grand que vingt académies.

— Eh bien, monsieur, je compte sur votre promesse. — Mariette, l’ombrelle et l’écharpe ; on s’impatiente peut-être à la maison. Vous savez que monsieur revient de bonne heure.

Elle lui fit un salut gracieusement écourté, qui n’avait rien de compromettant, et dont la familiarité n’excluait pas la dignité.

Samuel ne s’étonna point de retrouver un ancien amour de jeunesse asservi au lien conjugal. Dans l’histoire universelle du sentiment, cela est de rigueur. — Elle s’appelait madame de Cosmelly, et demeurait dans une des rues les plus aristocratiques du faubourg Saint-Germain.

Le lendemain il la trouva, la tête inclinée par une mélancolie gracieuse et presque étudiée, vers les fleurs de la plate-bande, et il lui offrit son volume des Orfraies, recueil de sonnets, comme nous en avons tous fait et tous lu, dans le temps où nous avions le jugement si court et les cheveux si longs.

Samuel était fort curieux de savoir si ses Orfraies avaient charmé l’âme de cette belle mélancolique, et si les cris de ces vilains oiseaux lui avaient parlé en sa faveur ; mais quelques jours après elle lui dit avec une candeur et une honnêteté désespérantes :

— Monsieur, je ne suis qu’une femme, et, par conséquent, mon jugement est peu de chose ; mais il me paraît que les tristesses et les amours de messieurs les auteurs ne ressemblent guère aux tristesses et aux amours des autres hommes. Vous adressez des galanteries, fort élégantes sans doute et d’un choix fort exquis, à des dames que j’estime assez pour croire qu’elles doivent parfois s’en effaroucher. Vous chantez la beauté des mères dans un style qui doit vous priver du suffrage de leurs filles. Vous apprenez au monde que vous raffolez du pied et de la main de madame une telle, qui, supposons-le pour son honneur, dépense moins de temps à vous lire qu’à tricoter des bas et des mitaines pour les pieds ou les mains de ses enfants. Par un contraste des plus singuliers, et dont la cause mystérieuse m’est encore inconnue, vous réservez votre encens le plus mystique à des créatures bizarres qui lisent encore moins que les dames, et vous vous pâmez platoniquement devant des sultanes de bas lieu, qui doivent, ce me semble, à l’aspect de la délicate personne d’un poëte, ouvrir des yeux aussi grands que des bestiaux qui se réveillent dans un incendie. De plus, j’ignore pourquoi vous chérissez tant les sujets funèbres et les descriptions d’anatomie. Quand on est jeune, qu’on a comme vous un beau talent et toutes les conditions présumées du bonheur, il me paraît bien plus naturel de célébrer la santé et les joies de l’honnête homme, que de s’exercer à l’anathème, et de causer avec des Orfraies.

Voici ce qu’il lui répondit :

— Madame, plaignez-moi, ou plutôt plaignez-nous, car j’ai beaucoup de frères de ma sorte ; c’est la haine de tous et de nous-mêmes qui nous a conduits vers ces mensonges. C’est par désespoir de ne pouvoir être nobles et beaux suivant les moyens naturels, que nous nous sommes si bizarrement fardé le visage. Nous nous sommes tellement appliqués à sophistiquer notre cœur, nous avons tant abusé du microscope pour étudier les hideuses excroissances et les honteuses verrues dont il est couvert, et que nous grossissons à plaisir, qu’il est impossible que nous parlions le langage des autres hommes. Ils vivent pour vivre, et nous, hélas ! nous vivons pour savoir. Tout le mystère est là. L’âge ne change que la voix et n’abolit que les cheveux et les dents ; nous avons altéré l’accent de la nature, nous avons extirpé une à une les pudeurs virginales dont était hérissé notre intérieur d’honnête homme. Nous avons psychologisé comme les fous, qui augmentent leur folie en s’efforçant de la comprendre. Les années n’infirment que les membres, et nous avons déformé les passions. Malheur, trois fois malheur aux pères infirmes qui nous ont faits rachitiques et mal venus, prédestinés que nous sommes à n’enfanter que des mort-nés !
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Dès lors la Fanfarlo fut hebdomadairement éreintée au bas d’une feuille importante. On ne pouvait pas dire ni faire soupçonner même qu’elle eût la jambe, la cheville ou le genou mal tourné ; les muscles jouaient sous le bas, et toutes les lorgnettes eussent crié au blasphème. Elle fut accusée d’être brutale, commune, dénuée de goût, de vouloir importer sur le théâtre des habitudes d’outre-Rhin et d’outre-Pyrénées, des castagnettes, des éperons, des talons de bottes, — sans compter qu’elle buvait comme un grenadier, qu’elle aimait trop les petits chiens et la fille de sa portière, — et autres linges sales de la vie privée, qui sont la pâture et la friandise journalière de certains petits journaux. On lui opposait, avec cette tactique particulière aux journalistes, qui consiste à comparer des choses dissemblables, une danseuse éthérée, toujours habillée de blanc, et dont les chastes mouvements laissaient toutes les consciences en repos. Quelquefois la Fanfarlo criait et riait très-haut vers le parterre en achevant un bond sur la rampe ; elle osait marcher en dansant. Jamais elle ne portait de ces insipides robes de gaze qui laissent tout voir et ne font rien deviner. Elle aimait les étoffes qui font du bruit, les jupes longues, craquantes, pailletées, ferblantées, qu’il faut soulever très-haut d’un genou vigoureux, les corsages de saltimbanque ; elle dansait, non pas avec des boucles, mais avec des pendants d’oreilles, j’oserais presque dire des lustres. Elle eût volontiers attaché au bas de ses jupes une foule de petites poupées bizarres, comme le font les vieilles bohémiennes qui vous disent la bonne aventure d’une manière menaçante, et qu’on rencontre en plein midi sous les arceaux des ruines romaines ; toutes drôleries, du reste, dont le romantique Samuel, l’un des derniers romantiques que possède la France, raffolait fort.

Si bien qu’après avoir dénigré pendant trois mois la Fanfarlo, il en devint éperdument amoureux, et qu’elle voulut enfin savoir quel était le monstre, le cœur d’airain, le cuistre, le pauvre esprit qui niait si opiniâtrément la royauté de son génie.

Il faut rendre cette justice à la Fanfarlo, qu’il n’y eut chez elle qu’un mouvement de curiosité, rien de plus. Un pareil homme avait-il réellement le nez au milieu du visage et était-il tout à fait conformé comme le reste de ses semblables ? Quand elle eut pris une ou deux informations sur Samuel Cramer, qu’elle eut appris que c’était un homme comme un autre, de quelque sens et de quelque talent, elle comprit vaguement qu’il y avait là quelque chose à deviner, et que ce terrible article du lundi pouvait fort bien n’être qu’une sorte particulière de bouquet hebdomadaire ou la carte de visite d’un opiniâtre solliciteur.

Il la trouva un soir dans sa loge. Deux vastes flambeaux et un large feu faisaient trembler leurs lumières sur les costumes bariolés qui traînaient dans ce boudoir.

La reine du lieu, au moment de quitter le théâtre, reprenait une toilette de simple mortelle, et, accroupie sur une chaise, chaussait sans pudeur sa jambe adorable ; ses mains, grassement effilées, faisaient se jouer à travers les œillets le lacet du brodequin comme une navette agile, sans songer au jupon qu’il fallait rabattre. Cette jambe était déjà, pour Samuel, l’objet d’un éternel désir. Longue, fine, forte, grasse et nerveuse à la fois, elle avait toute la correction du beau et tout l’attrait libertin du joli. Tranchée perpendiculairement à l’endroit le plus large, cette jambe eût donné une espèce de triangle dont le sommet eût été situé sur le tibia, et dont la ligne arrondie du mollet eût fourni la base convexe. Une vraie jambe d’homme est trop dure, les jambes de femmes crayonnées par Devéria sont trop molles pour en donner une idée.

Dans cette agréable attitude, sa tête, inclinée vers son pied, étalait un cou de proconsul, large et fort, et laissait deviner l’ornière des omoplates, revêtues d’une chair brune et abondante. Les cheveux lourds et serrés retombaient en avant des deux côtés, lui chatouillaient le sein et lui bouchaient les yeux, de sorte qu’à chaque instant il fallait les déranger et les rejeter en arrière. Une impatience mutine et charmante, comme d’un enfant gâté qui trouve que cela ne va pas assez vite, remuait toute la créature et ses vêtements, et découvrait à chaque instant de nouveaux points de vue, de nouveaux effets de lignes et de couleur.

Samuel s’arrêta avec respect, — ou feignit de s’arrêter avec respect ; car, avec ce diable d’homme, le grand problème est toujours de savoir où le comédien commence.

— Ah ! vous voilà, monsieur ! lui dit-elle sans se déranger, quoiqu’elle eût été prévenue quelques minutes auparavant de la visite de Samuel. — Vous avez quelque chose à me demander, n’est-ce pas ?

L’impudence sublime de cette parole alla droit au cœur du pauvre Samuel ; il avait bavardé comme une pie romantique pendant huit jours auprès de madame de Cosmelly ; ici, il répondit tranquillement :

— Oui, Madame.

Et les larmes lui vinrent aux yeux.

Cela eut un succès énorme ; la Fanfarlo sourit.

— Mais quel insecte vous a donc piqué, monsieur, pour me mordre à si belles dents ? Quel affreux métier…

— Affreux, en effet, madame… c’est que je vous adore.

— Je m’en doutais, répliqua la Fanfarlo. Mais vous êtes un monstre ; cette tactique est abominable. — Pauvres filles que nous sommes ! ajouta-t-elle en riant. — Flore, mon bracelet. — Donnez-moi le bras jusqu’à ma voiture, et dites-moi si vous m’avez trouvée bien ce soir ?

Ils allèrent ainsi, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux amis ; Samuel aimait, ou du moins sentait son cœur battre fort. — Il fut peut-être singulier, mais à coup sûr cette fois il ne fut pas ridicule.

Dans sa joie, il avait presque oublié de prévenir madame de Cosmelly de son succès, et de porter un espoir à son foyer désert.

Quelques jours après, la Fanfarlo jouait le rôle de Colombine dans une vaste pantomime faite pour elle par des gens d’esprit. Elle y paraissait par une agréable succession de métamorphoses sous les personnages de Colombine, de Marguerite, d’Élvire et de Zéphirine, et recevait, le plus gaiement du monde, les baisers de plusieurs générations de personnages empruntés à divers pays et diverses littératures. Un grand musicien n’avait pas dédaigné de faire une partition fantastique et appropriée à la bizarrerie du sujet. La Fanfarlo fut tour à tour décente, féerique, folle, enjouée ; elle fut sublime dans son art, autant comédienne par les jambes que danseuse par les yeux.

Chez nous, l’on méprise trop l’art de la danse, cela soit dit en passant. Tous les grands peuples, d’abord ceux du monde antique, ceux de l’Inde et de l’Arabie, l’ont cultivée à l’égal de la poésie. La danse est autant au-dessus de la musique, pour certaines organisations païennes toutefois, que le visible et le créé sont au-dessus de l’invisible et de l’incréé. — Ceux-là seuls peuvent me comprendre à qui la musique donne des idées de peinture. — La danse peut révéler tout ce que la musique recèle de mystérieux, et elle a de plus le mérite d’être humaine et palpable. La danse, c’est la poésie avec des bras et des jambes, c’est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement. — Terpsichore est une Muse du midi ; je présume qu’elle était très-brune, et qu’elle a souvent agité ses pieds dans les blés dorés ; ses mouvements, pleins d’une cadence précise, sont autant de divins motifs pour la statuaire. Mais Fanfarlo la catholique, non contente de rivaliser avec Terpsichore, appela à son secours tout l’art des divinités plus modernes. Les brouillards mêlent des formes de fées et d’ondines moins vaporeuses et moins nonchalantes. Elle fut à la fois un caprice de Shakspeare et une bouffonnerie italienne.
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4/

— Encore des Orfraies ! dit-elle ; voyons, donnez-moi votre bras et admirons ces pauvres fleurs que le printemps rend si heureuses !

Au lieu d’admirer les fleurs, Samuel Cramer, à qui la phrase et la période étaient venues, commença à mettre en prose et à déclamer quelques mauvaises stances composées dans sa première manière. La dame le laissait faire.

— Quelle différence, et combien il reste peu du même homme, excepté le souvenir ! mais le souvenir n’est qu’une souffrance nouvelle. Le beau temps que celui où le matin ne réveilla jamais nos genoux engourdis ou rompus par la fatigue des songes, où nos yeux clairs riaient à toute la nature, où notre âme ne raisonnait pas, mais où elle vivait et jouissait ; où nos soupirs s’écoulaient doucement sans bruit et sans orgueil ! que de fois, dans les loisirs de l’imagination, j’ai revu l’une de ces belles soirées automnales où les jeunes âmes font des progrès comparables à ces arbres qui poussent de plusieurs coudées par un coup de foudre. Alors je vois, je sens, j’entends ; la lune réveille les gros papillons ; le vent chaud ouvre les belles-de-nuit ; l’eau des grands bassins s’endort. — Écoutez en esprit les valses subites de ce piano mystérieux. Les parfums de l’orage entrent par les fenêtres ; c’est l’heure où les jardins sont pleins de robes roses et blanches qui ne craignent pas de se mouiller. Les buissons complaisants accrochent les jupes fuyantes, les cheveux bruns et les boucles blondes se mêlent en tourbillonnant ! — Vous souvient-il encore, madame, des énormes meules de foin, si rapides à descendre, de la vieille nourrice si lente à vous poursuivre, et de la cloche si prompte à vous rappeler sous l’œil de votre tante, dans la grande salle à manger ?

Madame de Cosmelly interrompit Samuel par un soupir, voulut ouvrir la bouche, sans doute pour le prier de s’arrêter, mais il avait déjà repris la parole.

— Ce qu’il y a de plus désolant, dit-il, c’est que tout amour fait toujours une mauvaise fin, d’autant plus mauvaise qu’il était plus divin, plus ailé à son commencement. Il n’est pas de rêve, quelque idéal qu’il soit, qu’on ne retrouve avec un poupard glouton suspendu au sein ; il n’est pas de retraite, de maisonnette si délicieuse et si ignorée, que la pioche ne vienne abattre. Encore cette destruction est-elle toute matérielle ; mais il en est une autre plus impitoyable et plus secrète qui s’attaque aux choses invisibles. Figurez-vous qu’au moment où vous vous appuyez sur l’être de votre choix, et que vous lui dites : Envolons-nous ensemble et cherchons le fond du ciel ! — une voix implacable et sérieuse penche à votre oreille pour vous dire que nos passions sont des menteuses, que c’est notre myopie qui fait les beaux visages et notre ignorance les belles âmes, et qu’il vient nécessairement un jour où l’idole, pour le regard plus clairvoyant, n’est plus qu’un objet, non pas de haine, mais de mépris et d’étonnement !

— De grâce, monsieur, dit madame de Cosmelly.

Elle était en même temps émue ; Samuel s’était aperçu qu’il avait mis le fer sur une ancienne plaie, et il insistait avec cruauté.

— Madame, dit-il, les souffrances salutaires du souvenir ont leurs charmes, et, dans cet enivrement de la douleur, on trouve parfois un soulagement. — À ce funèbre avertissement, toutes les âmes loyales s’écrieraient : « Seigneur, enlevez-moi d’ici avec mon rêve intact et pur : je veux rendre à la nature ma passion avec toute sa virginité, et porter ailleurs ma couronne inflétrie. » — D’ailleurs les résultats du désillusionnement sont terribles. — Les enfants maladifs qui sortent d’un amour mourant sont la triste débauche et la hideuse impuissance : la débauche de l’esprit, l’impuissance du cœur, qui font que l’un ne vit plus que par curiosité, et que l’autre se meurt chaque jour de lassitude. Nous ressemblons tous plus ou moins à un voyageur qui aurait parcouru un très-grand pays, et regarderait chaque soir le soleil, qui jadis dorait superbement les agréments de la route, se coucher dans un horizon plat. Il s’assied avec résignation sur de sales collines couvertes de débris inconnus, et dit aux senteurs de bruyères qu’elles ont beau monter vers le ciel vide ; aux graines rares et malheureuses, qu’elles ont beau germer dans un sol desséché ; aux oiseaux qui croient leurs mariages bénis par quelqu’un, qu’ils ont tort de bâtir des nids dans une contrée balayée de vents froids et violents. Il reprend tristement sa route vers un désert qu’il sait semblable à celui qu’il vient de parcourir, escorté par un pâle fantôme qu’on nomme Raison, qui éclaire avec une pâle lanterne l’aridité de son chemin, et, pour étancher la soif renaissante de passion qui le prend de temps en temps, lui verse le poison de l’ennui.

Tout d’un coup, entendant un profond soupir et un sanglot mal comprimé, il se retourna vers madame de Cosmelly ; elle pleurait abondamment et n’avait même plus la force de cacher ses larmes.

Il la considéra quelque temps en silence, avec l’air le plus attendri et le plus onctueux qu’il put se donner ; le brutal et hypocrite comédien était fier de ces belles larmes ; il les considérait comme son œuvre et sa propriété littéraire. Il se méprenait sur le sens intime de cette douleur, comme madame de Cosmelly, noyée dans cette candide désolation, se méprenait sur l’intention de son regard. Il y eut là un jeu singulier de malentendus, à la suite duquel Samuel Cramer lui tendit définitivement une double poignée de main, qu’elle accepta avec une tendre confiance.

— Madame, reprit Samuel après quelques instants de silence, — le silence classique de l’émotion, — la vraie sagesse consiste moins à maudire qu’à espérer. Sans le don tout divin de l’espérance, comment pourrions-nous traverser ce hideux désert de l’ennui que je viens de vous décrire ? Le fantôme qui nous accompagne est vraiment un fantôme de raison : on peut le chasser en l’aspergeant avec l’eau bénite de la première vertu théologale. Il y a une aimable philosophie qui sait trouver des consolations dans les objets les plus indignes en apparence. De même que la vertu vaut mieux que l’innocence, et qu’il y a plus de mérite à ensemencer un désert qu’à butiner avec insouciance dans un verger fructueux, de même il est vraiment digne d’une âme d’élite de se purifier et de purifier le prochain par son contact. Comme il n’est pas de trahison qu’on ne pardonne, il n’est pas de faute dont on ne puisse se faire absoudre, pas d’oubli qu’on ne puisse combler ; il est une science d’aimer son prochain et de le trouver aimable, comme il est un savoir bien vivre.

Plus un esprit est délicat, plus il découvre de beautés originales ; plus une âme est tendre et ouverte à la divine espérance, plus elle trouve dans autrui, quelque souillé qu’il soit, de motifs d’amour ; ceci est l’œuvre de la charité, et l’on a vu plus d’une voyageuse désolée et perdue dans les déserts arides du désillusionnement, reconquérir la foi et s’éprendre plus fortement de ce qu’elle avait perdu, avec d’autant plus de raison qu’elle possède alors la science de diriger sa passion et celle de la personne aimée.

Le visage de madame de Cosmelly s’était éclairé peu à peu ; sa tristesse rayonnait d’espérance comme un soleil mouillé, et à peine Samuel eut-il fini son discours, qu’elle lui dit vivement et avec l’ardeur naïve d’un enfant :

— Est-il bien vrai, monsieur, que cela soit possible, et y a-t-il pour les désespérés des branches aussi faciles à saisir ?

— Mais certainement, madame.

— Ah ! que vous me rendriez bien la plus heureuse des femmes, si vous daigniez m’enseigner vos recettes !

— Rien de plus facile, répliqua-t-il brutalement ?
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Elle s'inscrit dans la lignée De Sade, Baudelaire ou encore de George Bataille et devient une des premières femmes à écrire la sexualité "comme un homme". Cette écrivaine mi-pirate mi-punk a bouleversé la littérature avec une liberté de ton qui inspire encore les autrices d'aujourd'hui comme Virginie Despentes.
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