Je rédige ceci dans le cadre d'une opération masse critique. Étant sur ce site depuis peu de temps j'étais enchanté que cela me soit proposé. J'en profite bien entendu pour remercier Buchet et Chastel pour ce cadeau.
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Cela dit, si je les remercie sincèrement je ne trouve pas que
Jen Beagin devrait faire de même. J'ai pris ce livre parce que c'était le seul qui restait et m'était proposé. J'avais certes toujours rêvé de me promener en arborant un gant « type mapa » rouge et neuf faisant un doigt d'honneur à chaque passant. La quatrième de couverture décrivant un amour avec « Mr dégoûtant, un artiste raté et sans dents » suscitait aussi chez moi au départ une intense voire frénétique envie d'achat puis de lecture intensive…. Mais j'avais assez facilement su me contrôler jusque-là.
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Qu'est-ce qu'un gant « type mapa » ? C'est un produit bas de gamme, jetable, industriel et produit en grande série, entre autre. Qu'est-ce qu'un doigt d'honneur ? C'est « lever un majeur tendu à la verticale en signe d'hostilité. Ce geste est souvent considéré comme obscène. ». Et ce qui est neuf s'oppose à ce qui est usé (je suis très fort en analyses, je sais). L'ensemble donne une impression certes loufoque mais aussi bas de gamme, vulgaire, facile… Or et sur tous ces plans le livre est quasiment l'inverse, ce qui le rend infiniment plus séduisant voire attachant.
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Commençons par le style. L'auteur a une très belle plume. Conformément au sujet elle parle de tout, y compris de sexe, de drogue, sans périphrases mais le niveau de langage est souvent soutenu, il n'y a aucune complaisance, pas de facilités. Je préfère citer un extrait pour en donner une idée :
« Une fois installée, elle éteignit son détecteur de poussière et observa le reste de la pièce. Elle s'était attendu à quelque chose de monastique et dépouillé, mais il y avait une belle surface, bien chauffée et décorée avec soin. Il avait bon goût en matière de lampes. de vrais tableaux plutôt que des posters ; une courtepointe en textile indien sur le lit double. Il avait une machine à cappuccino, une vieille machine à écrire, un bureau en bois massif et deux bibliothèques surtout remplies de livres d'auteurs existentialistes et de Russes, de manuels scolaires et de ce qui ressemblait à une grosse collection de dictionnaires en langues étrangères.
– Tu es linguiste ou quelque chose comme ça ? demanda-t-elle.
– Non, c'est juste que j'aime les dictionnaires – il s'assit face à elle au bord du lit et croisa les jambes. Ils me rassurent, je crois. Pour la plupart, je les ai trouvés dans la rue.
– Tu veux dire dans les poubelles ?
Il haussa les épaules.
– J'adore faire les poubelles.
– Tu dois avoir un sacré vocabulaire. Est-ce que tu as un mot préféré ?
Il réfléchit une seconde.
– J'ai toujours aimé le mot « contre » parce qu'il a deux sens contraires : le rejet d'un côté, la proximité de l'autre. Ces deux tendances opèrent en moi simultanément du plus loin que je m'en
souvienne. D'ailleurs, je sens que la bataille fait rage à l'instant même – il se prit le ventre de manière théâtrale.
Elle sourit. Ça ne lui arrivait pas souvent d'être à la fois attirée physiquement par quelqu'un et d'aimer ce qui sortait de sa bouche.
– Quel est le mot que tu aimes le moins ? demanda-t-il.
– Mucus. »
C'est un dialogue entre Mona, le personnage principal faisant des ménages et son amoureux du début du roman, le « Mr dégoûtant » qui n'a pas de dents… mais est-ce vraiment le sujet ? La Joconde est une vieille peinture à l'huile jaunie à ce compte.
Je ne m'attendais pas plus, vu la couverture, à croiser une référence à
Henry Darger, entre autre. Beagin a une très belle plume, sait être drôle mais aussi intense, profonde, cultivée ; elle approche ses personnages dans toute leur complexité. Ce n'est pas si courant sur de tels sujets et apprendre qu'elle a quitté un métier de serveuse pour écrire cet ouvrage m'a semblé éclairant.
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Le livre traite presque exclusivement de la vie singulière de Mona, 24 ans mais déjà largement cabossée par la vie, et là je rejoins la quatrième de couverture, en effet c'est « un personnage hors norme et extrêmement attachant ». Enfin… oui, elle est hors norme mais, d'une certaine façon, comme nous le sommes tous, comme le sont encore plus les individus ayant traversé une enfance chaotique et des expériences de vie variées, ceux qui aspirent à une autre existence, ne se résignent pas, ne renoncent pas, assument leurs particularités…
Cette héroïne a par ailleurs quelque chose d'universel dans sa façon à la fois intelligente et maladroite, sensible et drôle de tenter de trouver sa place dans le monde chaotique, largement laid, bizarre et étranger qui l'entoure.
Elle est enfin très émouvante par sa profonde bonté vis-à-vis d'autrui (nous sommes aux antithèses du doigt d'honneur), dans le fait d'assumer mille et une petites et grandes déviances et idées bizarres, parfois crues, parfois juste étranges (ses collections loufoques, sa passion des aspirateurs…). Elle est à la fois active, gaie, créative, maladroite et profondément seule tout en étant sociable, vivante et désespérée…
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L'histoire est un prétexte et la fin abrupte, comme une mort subite est dépourvue de sens particulier. le livre s'arrête. Il n'est pas parfait non plus. Ce n'est pas un road movie et, à dire vrai, il ne se passe objectivement pas grand-chose. Non, c'est simplement un moment de vie d'une personne profonde, dense humainement, infiniment touchante… mais c'est si juste que cela confine à l'universel et a sa beauté propre. Si vous aimez sortir de vous-même et prendre quelques heures pour tenter de partager un « petit temps de vie » avec un personnage profondément crédible et à la recherche de sa voie/voix alors oubliez « Into the wild » et accompagnez Mona et ses aventures improbables et profondes.
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Bradbury, dans un contexte très poétique conseille de « ne pas juger un livre d'après sa couverture » (Fahrenheit 451) mais ici, ce serait tellement bien si Buchet et Castel renonçait à un mauvais décalque marketing de l'édition américaine et offrait à
Jen Beagin une présentation digne de son talent !