Il est des livres qui arrivent soudainement, brutalement - Comme la mort.
Une lecture qui m'a secoué, dérangé, forcé à voir, à réaliser.
Un récit qui, dès les premières pages, a curieusement enterré tous les ouvrages sur le développement personnel que j'avais pu lire jusque-là, sans pour autant réussir à mettre en pratique leurs nombreuses méthodes pour lâcher-prise et me concentrer uniquement sur l'instant présent.
«
Demain dès l'aube » ne propose aucune sorte de leçon - Dans un premier temps, l'auteur se contente d'observer, de rendre compte du travail effectué par tous les ouvriers de l'après-fin.
L'écriture est à la hauteur du recueillement et de l'expérience, chaque phrase devient importante, « légère » de conséquence ; car on se laisse guider, sans renoncer, à deviner ce qu'il y a sous le drap ou derrière le hublot du crématorium. La grande prouesse de ce livre est que la narratrice nous épargne du sensationnalisme, elle nous invite, nous glisse dans ses silences, ses appréhensions qu'elle teinte subtilement d'une légèreté et d'un humour parfois aussi impromptu, que « désaltérant » - on sort la tête du trou juste quand il faut 😉
Les mots exhalent la terre, la glaise, la moisissure, la profondeur bourbeuse du caveau, et les exhumations inéluctables n'incitent pas à l'inhumation.
« J'ai voulu regarder ce que personne ne veut voir, aller vers ce qui me fout le plus les jetons, ce qu'il advient de nous après le certificat de décès, ce qui se passe quand on est livré aux pompes funèbres, me rassurer ».
« Elle n'est jamais belle la mort, ne l'idéalise pas » lui répond un fossoyeur.
À l'image de ces êtres solitaires, par choix ou non, livrés à la mort encore plus seul que seul, sans famille, sans ami, sans une seule immortelle déposée sur le cercueil en pin, lors d'une cérémonie express.
À voir tous ces morts défilés, entourés, aimés ou ignorés, ils deviennent un seul et même visage fermé - il devient aussi le nôtre.
Tout au long de cette immersion, j'ai été stupéfait par le nombre de « clients » que recevaient tous les jours comme pendant les nuits, les pompes funèbres. Des défunts de tout âge, de toutes les morts, naturelles ou accidentelles.
Je n'échapperai pas au truisme en ajoutant que «
Demain dès l'aube » fait surtout prendre conscience de la lumière exceptionnelle de nos vies.
Tous les regrets, les erreurs, culpabilités, souffrances, devraient être mis sous terre avant nous. Je pense à ce premier enterrement, ou à cette deuxième possibilité de voir seulement l'essentiel, ce pouvoir d'exister encore et que l'on peut perdre d'une seconde à l'autre, non pas par fatalité, mais par notre volonté.
Combien de morts-vivants voyons-nous déambuler autour de nous, sur le trottoir d'en face ? Sommes-nous identiques à eux, à tenter d'obtenir, de dessiner une vie bien rangée, organisée, dans ce désir avouable ou non qu'elle soit validée par une quelconque déité ? Un désir si profond, si embourbé, qu'il annule, recouvre tous les autres, à commencer par celui de pouvoir réussir à se connaître, à se soulever tout seul, à s'extirper de cette trajectoire toute faite.
Il faut vivre sa vie à l'extérieur, le plus possible - Travailler à l'extérieur, jouer dehors avec son chien, rester sous la pluie, sourire sous les tempêtes, se laisser porter par le vent, ne plus avoir peur qu'il vous saisisse et vous emporte. Tout cela n'est qu'un jeu, une découverte, une exploration qui n'en finit pas…
Avant cette dernière lecture, je m'étais longtemps préparé à ne pas être préparé par le départ de mes proches- tout simplement en interrompant les liens ou du moins à ne plus les entretenir, à les laisser s'effilocher. Ne plus alimenter, dépendre, m'abrutir, me réfugier dans un univers affectif au risque de basculer lors de son inexorable destruction.
Cette défaillance prend certainement sa source lors d'annonces dramatiques successives - Nous n'avions pas encore vingt ans. Je me souviens encore de ce Noël, juste avant de déballer mes cadeaux - Un appel. Ma meilleure amie - un autre - Morts dans un accident.
Je me souviens, plus terriblement encore, de ce mutisme, de ce tabou absolu - de l'empathie, de la consolation, de la protection que je n'ai pas eu ce matin-là - Une détresse, une souffrance qu'il a fallu très vite intérioriser alors qu'apparaissaient mes premières larmes de Noël.
Rétroactivement, la décision fut prise à cet instant : Plus d'attachement, plus de morts, ni de Noël.
Aujourd'hui, je crois que je n'ai plus le temps ni l'envie de continuer à sécuriser mon extrême sensibilité.
Caroline de Bodinat a subrepticement découpé un petit centimètre de ma clôture, là où l'air peut enfin passer - il ne reste plus qu'à forcer avec la tête.
Un récit essentiel, à la découverte encore des autres, et donc de nous-même, de notre étonnante insignifiance a essayé d'être, de paraître, ou de disparaître… pour rien.
Un livre qui nous accouche une seconde et dernière fois.
Un livre qu'il est encore temps d'ouvrir.