Les
nouvelles de
Borgès sont avant tout de merveilleuses inventions littéraires qui irriguent l'imagination de tout écrivain, de tout créateur, de tout rêveur. C'est une réponse immédiate et forte – peut-être comme celle qu'Umberto Echo apportera de son côté – à ceux qui disent que tout a été déjà raconté, que tout écrivain arrive trop tard. Un peu à l'image de l'
Oulipo (OUvroir de LIttérature POtentielle) de
Queneau, Pérec ou
Calvino,
Borgès ouvre des pistes, explore le potentiel infini de l'écriture de la fiction. A la différence que l'écriture n'est pas déclenchée par une contrainte génératrice mais par une fantaisie première, une condition "Et si...?". le style d'écriture est souvent un peu dur, intellectuel (ou bien est-ce dû à la traduction ?). La structure de ces
nouvelles est souvent similaire : la découverte de quelque chose d'extraordinaire, son exploitation maximale, puis l'emballement ou le piège final. Ainsi, en plus de la création littéraire, il y a un ton mordant, ironique qui semble se délecter de punir l'hybris humaine (la démesure) avant de le prendre en pitié.
Plusieurs récits, comme le premier au titre étrange qui imagine la création d'un peuple par de faux articles encyclopédiques, travaillent sur la puissance du faux créateur. On pourrait faire le lien avec les univers parallèles et paranoïaques qui se créent par les différentes théories du complot.
Dans le roman indien,
Borgès choisit de ne pas raconter tout le roman (roman qui serait immense), mais de faire comme si ce roman existait et de le résumer, d'en parler comme s'il l'avait lu, de poser sur le papier cet état particulier de la communication lorsque l'on raconte à quelqu'un ce qu'on a lu.
Le nouvel auteur du Quichotte joue sur une certaine dose d'absurde. Avec les 4 siècles de distance, le Don Quichotte serait un ouvrage bien différent si on le lit sans le replacer dans son contexte.
Cervantès n'est donc plus le même écrivain.
Dans la création d'un être par le rêve, on retrouve la même fantaisie que chez
Raymond Queneau (cf.
Les Fleurs bleues), est-ce
Tchouang-Tseu qui rêve qu'il est un papillon ou le papillon qui rêve qu'il est
Tchouang-Tseu ? A force de faire exister un rêve avec plus de consistance, ce rêve ne finit-il pas par acquérir une plus grande importance de réalité pour l'homme qui rêve que la réalité elle-même ?
Dans "la loterie de Babylone",
Borgès transforme une pratique, un usage en mythe fondateur d'une règle de l'humanité : l'inégalité du sort. Avec ce mythe, il retrouve une grande circularité car l'humain crée encore des jeux de hasard.
"
La bibliothèque de Babel" est un labyrinthe qui laisse imaginer l'immensité, l'infinité que serait l'ensemble des livres qui pourraient se créer dans toutes les langues possibles. "L'oeuvre d'Herbert Quain" permet d'imaginer également tout le potentiel que la littérature classique – un roman, une pièce de théâtre – peut encore imaginer.
Enfin, dans la nouvelle éponyme du recueil, on trouve un schéma de récit policier particulièrement goûté par
Borgès, lui permettant de faire naître un secret, même vide, dans l'attente du lecteur.
Dans la seconde partie,
Borgès continue d'explorer les possibilités du pouvoir créateur de la littérature, pouvoir qui échappe au réel, au réalisme. En témoigne ce possesseur d'une mémoire parfaite – hypothèse impossible mais tellement riche pour l'imaginaire mais aussi pour la démarche logique de la pensée.
de nombreux récits tournent ici sur la notion de crime, crime qui se renverse, se retourne ; le criminel devient la victime et inversement, de même que le bien et le mal, cause et conséquence. Ce renversement est permis par exemple par le récit mensonger du narrateur – un peu comme le Bavard de Des Forêts – de "la Forme de l'épée". Récit qui a juste substitué « il » avec « je », se raconte vu de l'extérieur, faisant voir l'étrangeté pour soi-même d'avoir accompli une lâcheté.
le jeu de substitution joue également grâce à l'incomplétude de récits comme ceux de vieilles légendes comme "Thème du traître et du héros" ou "Trois versions de Judas" ; la recherche, les hypothèses permettent différentes lectures et interprétations qui font douter des fondements de soi, de la société, du bien…
Borgès illustre ici à merveille le travail du chercheur, immensité intellectuelle de ce qui se pourrait chercher, retournement des possibilités de lecture, isolement terrifiant face au sentiment d'une vérité possible et vertigineuse pour l'unité de la croyance humaine.
Entre le chercheur et l'inspecteur, dans "La mort et la boussole", il y a peu de différences, sinon pour le lecteur. de plus le danger pour un enquêteur peut être à la fois physique et moral là où le danger est seulement moral ou intellectuel pour le chercheur.
Dans "Le miracle secret" et dans "le Sud",
Borgès reprend le thème de la force incroyable de l'imaginaire ou du rêve qu'il avait déjà illustrée dans "Les Ruines circulaires". Ici, le rêve maîtrisé, allié à la divagation, permet aux deux personnages d'achever leur vie d'une manière satisfaisante, de finir le travail qu'ils s'étaient donné. L'imaginaire a ceci de puissant qu'il peut corriger le réel.
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