Chicago
Toi qui abats toutes les truies du monde,
Qui forges les outils, qui entasses le blé,
Qui jongles avec les chemins de fer et qui diriges les
transports du pays ;
Toi orageuse, forte, querelleuse,
Ville aux larges épaules :
Ils me disent tous que tu es mauvaise, et je les crois car
j’ai vu tes femmes fardées sous les réverbères séduire
les garçons de ferme.
Et ils me disent tous que tu es malhonnête, et je réponds :
Oui, il est vrai que j’ai vu tes brigands assassiner puis,
libres, assassiner à nouveau.
Et ils me disent tous que tu es brutale, et voici ma
réponse : […]
Montrez-moi donc une autre ville qui chante, la tête haute,
si fière d’être en vie, grossière, forte, rusée.
Tu profères des injures magnétiques ; tu peines, besogne
après besogne, tu es une grande turbineuse qui se
bagarre contre les petites villes molles,
Féroce comme un chien dont la langue claque d’impatience,
adroite comme un sauvage qui se mesure contre le
monde sauvage,
Nu-tête,
Tu bêches,
Tu démolis,
Tu calcules,
Tu construis, tu détruis, tu reconstruis.
Sous la fumée, la bouche pleine de poussière, tu ris de
tes dents blanches ;
Sous l’horrible fardeau du destin tu ris comme rit un
jeune homme ;
Tu ris comme rit un lutteur ignorant qui n’a jamais perdu
de combat.
Tu te vantes, tu ris car, sous ton poignet, il y a le pouls,
car dans ton thorax, il y a le cœur du peuple.
Tu ris !
Tu ris du rire orageux, fort et querelleur de la jeunesse,
à demi nue, en sueur ; fière car tu abats les truies,
tu forges les outils, tu entasses le blé, tu jongles avec
les chemins de fer, tu diriges les transports du pays.
//Carl SANDBURG, Le peuple, oui, 1936
Poésie - Une graine voyageait - Alain BOSQUET