Benjamin était passé chez moi et nous avions fait le chemin ensemble. Plus j’approchais de l’école, plus je parlais. Il avait dû se rendre compte de ma nervosité tellement je racontais n’importe quoi (c’est vrai que ça ne faisait pas trop différent de mon habitude). Je n’avais pas honte d’être vue avec lui. Je n’ai jamais, jamais eu honte de lui. Je me fichais que les autres apprennent que j’étais tombée raide amoureuse d’un gars que je croyais insignifiant trois mois auparavant. Si j’avais pu, j’aurais crié au monde entier que c’était moi l’insignifiante, et que ceux qui se croient meilleurs que les autres devraient s’ouvrir les yeux avant de passer à côté de la chance de leur vie ; que moi, qui avais collectionné les histoires de cœur et qui m’étais crue experte en la matière, j’avais eu tout faux. Que j’avais compris bien des choses au cours de ce fameux été. Que ces deux mois, ces huit petites semaines de rien du tout1, avaient chamboulé tout mon univers, et que ma vie était maintenant plus belle, plus riche que je n’aurais jamais osé rêver.
Mais les autres, mes amies, leurs chums, les élèves de mon école, n’avaient pas vécu la même chose que moi. « Les autres » n’avaient pas eu de madame Rose et de Benjamin dans leur vie. Alors, le matin du 26 août, « les autres » avaient repris le chemin de l’école avec le même esprit borné et les mêmes idées toutes faites. Quand j’avais vu la façon dont ils chuchotaient sur notre passage, j’aurais eu envie de me planter devant eux et de leur crier qu’ils n’avaient aucune idée de ce que je vivais, et heureusement pour eux, parce qu’ils en auraient crevé de jalousie. J’aurais eu envie de leur raconter comment Benjamin réussissait à me faire fondre juste en prenant ma main ; leur expliquer les grands frissons qui me couraient dans le dos quand je le regardais travailler dans son atelier. J’aurais pu leur dire tout ça, mais je n’avais pas ouvert la bouche. Je savais que la moitié de l’école ne m’en croirait pas. Et j’avais beau me dire que ça n’avait aucune importance, que cette moitié-là ne comptait pas, qu’en fait, il n’y avait que Benjamin et moi qui comptaient, je ne réussissais pas à m’en convaincre. J’essayais de me faire croire que ça ne me faisait rien, mais ça me dérangeait.
Je n’avais pas honte de Benjamin, mais j’avais honte de moi.
Ce soir, nous avons notre première réunion pour les finissants et leurs parents. Déjà. On est à peine à la fin septembre... C’est vrai qu’il y a énormément de détails à régler, et on veut tellement que tout soit parfait! (…)
— Maman?
— Oui?
— À quoi tu penses?
Elle sourit.
— Je me dis que c’est fou comment le temps passe vite. Il me semble qu’hier, j’avais ton âge.
— Et tu avais un bébé.
— Oui, j’avais un bébé.
— Seigneur... Tu me verrais, moi, avec un bébé?
Elle rit. C’est incroyable. Il y deux mois, si j’avais dit ça, elle aurait sauté sur l’occasion pour me répéter que je devais AB-SO-LU-MENT faire attention pour ne pas tomber enceinte et finir mes études, et tout le tralala... Maintenant, elle rit!
— Non, vraiment pas!
— Tu devais regretter de ne pas pouvoir aller à ton bal, quand tu avais mon âge...
Elle hausse une épaule.
— Non. Je n’étais pas du genre robe longue et grands discours.
Étrangement, je la crois. Je ne peux pas imaginer qu’une fille saine d’esprit dise non à son bal de finissants, mais je crois ma mère quand elle affirme que ça ne lui a pas manqué. Elle dit ça d’un ton tellement détaché! Quand même...
— Tu n’étais pas non plus du genre couches et biberons...
Elle rit encore. Je l’ai rarement vue d’aussi bonne humeur que ce soir.
— Non, mais j’ai appris à le devenir, par la force des choses! Tu as pensé à ce que tu veux, comme robe?
Ma mère et ses changements de sujets... Je me demande si elle pourra un jour me parler de nos premiers mois ensemble sans malaise. Je commence à comprendre que c’est difficile pour elle. Elle ne veut pas me faire sentir que j’ai gâché sa vie (et j’ai finalement décidé de la croire quand elle dit que ce n’est pas le cas), mais elle ne peut quand même pas me dire que tout était beau et facile, que ç’a été une merveilleuse période de son existence... Si elle ne veut pas en parler tout de suite, tant pis. J’attendrai. De toute façon, ma robe de bal, on fait pire comme sujet, non?
Il avait continué d’avancer, peut-être un peu moins vite, en regardant droit devant lui. Il n’avait pas prononcé un mot. Il avait juste serré ma main plus fort, comme pour dire : « Je suis là, Ali. Je ne te lâche pas. Je ne te lâcherai jamais. »
Je m’étais arrêtée net. Il m’avait regardée, surpris. Et là, devant tout le monde, en plein salon étudiant, je m’étais tournée vers lui, j’avais passé mes bras autour de son cou et je l’avais embrassé. Longtemps. Doucement, les yeux fermés, mon corps moulé au sien. « Les autres » pourraient dire et penser ce qu’ils voulaient. J’aimais Benjamin et je n’avais pas l’intention de le cacher. Il n’était pas trop à l’aise avec ce genre de démonstration en public, mais il n’avait pas protesté… au contraire. Une fois le premier moment de surprise passé, il m’avait serrée dans ses bras à m’étouffer. Peut-être que le regard des autres le dérangeait un peu lui aussi, finalement. Peut-être que lui aussi voulait leur faire passer un message… Et puis, Benjamin était comme ça : il sentait toujours quand j’avais besoin de lui, devinait chaque fois quel mot il devait dire, quel geste il devait faire pour me rassurer.
Ça, évidemment, c’était avant. Avant… tout le reste.
J’aurais voulu que les derniers jours de vacances s’éternisent, que les mains de Benjamin restent encore un peu sur moi, que ses bras s’enroulent autour de mon corps pour encore quelques jours, ou quelques semaines… pour le reste de nos vies, tiens ! Mais non, le temps, au lieu de ralentir, avait semblé prendre son élan avant de piquer un sprint jusqu’à la fin des vacances.
Les bras et les mains de Benjamin étaient toujours là, mais à partir de ce jour gris de fin d’été, je devrais me contenter d’y rêver en attendant la cloche du dernier cours et les fins de semaine. Je m’ennuyais déjà…
J’étais partie de chez moi à reculons. Je n’avais pas envie de retourner à l’école. Pas juste parce que j’allais être privée de la chaleur de mon amoureux. Non, j’avais un petit nœud dans l’estomac qui n’était pas là les autres mois de septembre. J’avais beau m’y attendre, je savais que j’affronterais des regards surpris, moqueurs et franchement dédaigneux. Je ne l’aurais avoué à personne, et surtout pas à Benjamin, mais j’avais peur de la réaction des autres quand ils nous verraient main dans la main, lui et moi.
J’avais raison de m’inquiéter.
— Ali ?
— Quoi ?
— Est-ce que ça te dérange que tes amis ne m’aiment pas ?
Je fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Ils t’aiment, mes amis !
— Voyons, Ali ! Je ne suis pas aveugle !
Bon, inutile de faire semblant. Il a raison, mes amis ne l’ont pas encore totalement accepté. Ou plutôt, oui, ils l’ont accepté, mais ils ne l’ont pas encore… comment dire… « intégré » dans notre groupe. Ils le tolèrent, ils commencent même à l’apprécier, plus qu’avant en tout cas, mais Benjamin ne fait pas encore partie de la gang à part entière. Il y a même des jours où je me dis que ça n’arrivera jamais.
Et alors ?