Rares sont les chanteurs français qui sont arrivés à distiller dans leur oeuvre, avec à la fois finesse et violence, la nature de l'Homme, ses espérances, ses fantasmes, ses peurs et ses zones noires et inexplorables. Il est rare aussi de vouloir écouter la même chanson en boucle, plusieurs fois dans la journée comme pour se ravitailler, se purifier, purger ses souillures et laver ses yeux.
Jacques Brel est l'un de ces chanteurs, de ces artistes, qui ont su transpercer le rideau de fer séparant l'Homme de sa vérité, d'une lucidité parfois cruelle mais essentielle. Il a choisi de partir en voyage au fin fond de l'Homme, de la vie et de la mort pour découvrir cette Chose, cette sublime force qui nous hante et qui, de là où elle se cache en nous, réussit à raviver notre espoir, notre rage de vivre et notre colère.
En écoutant Brel, le public est envahi par une double sensation: celle d'apprécier et d'applaudir la musique et la prestation du chanteur et celle, moins plaisante, d'être confronté à un miroir, le reflet d'une vie, la révélation de quelques vérités qui ne sont pas toujours faciles à voir.
Le génie de Brel se situe là, dans ce périple spéléologique au fond de l'Homme, cette quête de noblesse et cet esprit acide de critique et d'auto-flagellation qui introduit le chanteur dans l'intimité de ses fans, lui donne accès à leurs secrets les plus inavouables et lui permet d'être cruel sans pour autant être haï!
Le corps, parfois, pire ennemi des besoins de l'esprit, la maladie contraint le troubadour de baisser les voiles. Il choisit donc les Marquises pour s'installer et retrouver dans la sauvagerie innée de ces iles sa tranquillité perdue et tant recherchée. Il y compose son dernier album, portant le titre "Les Marquises". Il tire sa révérence peu après, en disant à ses amis restés à son chevet : "Je ne vous quitterai pas". La promesse est tenue, effectivement,
Jacques Brel, l'un des plus grands artistes de la chanson française, ne nous a pas quittés. Son oeuvre et sa vie n'ont jamais perdu de leur flamme et l'amour dont il fut choyé de son vivant n'a été altéré ni par le temps ni par sa disparition physique.
Les poètes ne meurent jamais; leur oeuvre, tel un Livre sacré, veille sur leur immortalité et les empêche de disparaître dans les flots de l'oubli.