"Quiconque survit à son enfance dispose, dit-elle, d'une assez ample information pour le restant de ses jours : sur les violences invisibles, les brutalités cachées, les situations comiques et douloureuses, les tragiques effets de la volonté de bien faire, tous ces détails que l'on voit, auxquels on ne peut rien."
Geneviève Brisac s'appuie tant sur la correspondance de Flannery O'Connor que sur son oeuvre pour nous proposer ce beau portrait de femme et d'écrivain.
De la gamine d'Ed et Regina O'Connor, née à Savannah en 1925, "trop intelligente et hypersensible", qui collectionne les poules rares et biscornues, s'applique à être très désagréable avec tout le monde, et doit apprendre à vivre sans son père emporté par un lupus erythémateux quand elle a douze ans.
"On décide de ne pas grandir, et on découvre la solitude de qui s'arrête sur le chemin, la solitude de celui qui s'est mis à observer ses pieds et du coup, plus rien n'est évident, surtout pas d'avancer."
De la jeune fille qui quitte la maison maternelle ("Tentative d'évasion", titre
Geneviève Brisac) pour aller à l'université d'Iowa où elle suit des cours de journalisme puis participe à un atelier d'écriture. "Dès le début, Flannery trouve que les professeurs feraient mieux de décourager un maximum de volontaires."
"J'ai lu tout un tas de dingues, et puis tous les romanciers catholiques, les russes, et Conrad." Et James, "le plus grand à ses yeux".
Elle se voit comme "ces jeunes filles qu'elle invente souvent, trop diplômées, encombrées de savoir, maladroites et de mauvaise humeur".
De l'écrivain qui, cinq ans plus tard, juste après avoir achevé le manuscrit de la sagesse dans le sang, se voit contrainte par la maladie de revenir vivre avec sa mère à Andalusia Farm, près de Milledgeville, Géorgie. Elle a vingt-cinq ans, et passera les quatorze ans qui lui restent à vivre et à écrire entourée de toutes sortes d'oiseaux, en particulier de paons, et des soins attentifs d'une mère qui ne comprend rien à son oeuvre et lui reproche "de gâcher comme elle le fait les dons que Dieu lui a donnés, en refusant, par pur entêtement, d'écrire le genre de choses qu'un tas de gens aimeraient lire, des choses qu'ils auraient plaisir à lire…" Flannery en reste "sans voix. Avec une tension qui bat tous les records."
"Regina est le parent à l'oeil clair, et aux gestes décidés, grâce à elle, la paix règne, ou bien l'ordre est rétabli quand c'est nécessaire."
Au fil du temps, les tensions s'apaisent, "Flannery a retroussé ses manches, elle est à sa machine, elle est en paix avec Regina, un modus vivendi a été trouvé, fait de tolérance et d'incompréhension, de compréhension et de silences, d'admiration et d'étonnements réciproques."
Geneviève Brisac met en miroir ce que Flannery O'Connor voit autour d'elle et ce qu'elle en traduit dans ses nouvelles et ses romans, avec une verve comique assez cruelle qui lui est propre et qu'elle revendique.
Chaque étape de la vie de l'écrivain est doublée d'une évocation de l'un ou l'autre de ses personnages, de la nouvelle ou du roman dont il est extrait et de la concordance fine entre les situations réelles et leur adaptation sous la plume de Flannery O'Connor.
De nombreuses citations émaillent également
Loin du paradis, Flannery O'Connor, sans guillemets, tirées de sa correspondance ou d'interviews, qui laissent entendre directement sa voix, à la première personne. C'est presque à croire qu'elle interrompt
Geneviève Brisac pour appuyer son propos.
C'est une des plus belles biographies qu'il m'ait été donné de lire.
L'ensemble forme un portrait subtil, intelligent et drôle, composé avec une belle générosité, une très grande attention à ne pas diluer les propos ou la féroce indépendance de Flannery O'Connor, et une superbe introduction à son oeuvre.