Emmanuel Carrère a mis sa casquette de journaliste pour enquêter sur un sacré Royaume, annoncé il y a deux millénaires, qui parle de résurrection, auquel il a cru un instant et auquel il ne croit plus. Mais ce diable d'homme sait se montrer convainquant sur une histoire peu banale de vie éternelle et de mort. Paul, Luc, Pierre et les autres sont dans son collimateur. Avec humour et érudition, un télescopage historique des siècles ( politburo, secte juive... mais puisqu'il s'agit d'éternité, c'est bien le moins ) ajouté au talent d'un rédacteur de Mediapart qui traque la faille, le détail où le diable pourrait se nicher, Carrère tente de reconstruire à ses risques et périls, en toute honnêteté, un récit sur la naissance d'une sagesse d'exception qui n'est certes pas à l'abri d'invraisemblances et qui pourtant n'en finit pas de nous interroger. le cartésien de service a du mal à s'y retrouver et notre ami Carrère, sur les traces de Renan, le prend par la main avec son talent narratif, sa curiosité d'anthropologue fort documenté, sa fantaisie décontracté d'homme cultivé et désinvolte. Il lui démontre que ce récit, c'est du lourd, du très lourd, au point d'y avoir cru lui même, et maintenant qu'il n'y croit plus, se demande à longueur de pages ce qui s'est bien passé, ce qu'il doit retenir d'un héritage dont il ne peut se défaire.
On a droit à quelques confessions intimes sur l'auteur, sur ses états d'âme, qui nous semblent guère convainquantes, mais qui expliquent son passé de dévot qui finit par le céder au bon sens, à un agnosticisme plus critique, moins allumé, et néanmoins toujours incertain ( qui, te dit que demain tu ne renieras pas ton livre lui rétorque un ami ) Lui même Carrère reconnait que ses premiers exercices spirituels "sonnent faux". Et cerise sur le gâteau, on a droit à quelques confidences sur sa sexualité, qui pour épicer le récit nous semblent superflues. Nous ne lui tiendrons pas rigueur de ses égarements.
La raison de ce livre dépasse bien sûr ces quelques distractions d'auteur indécrottablement égotiste. L'intérêt se porte bien plus loin. L'enjeu est cette enquête serrée, sceptique et fascinée sur ces premiers chrétiens, plus particulièrement Luc et Paul qui décident de changer le monde. Paul prend une large place, c'est une force qui va, il dérange, il déroge aux coutumes, il n'a pas connu le Christ, ce qui pourrait le délégitimer, qu'importe, la hauteur de sa voix domine et assiéra plus tard les canons du christianisme. Luc est un fin connaisseur scrupuleux, Pierre craint d'être mis à mal, il ne saurait lire et écrire, Matthieu est une société anonyme qui emprunte au réel et la tradition.
Et pourtant ce commando, aux ordres de Pierre investi de l'autorité du Christ, entraîné par le génial coaching de Paul, est un commando de choc, il renverse toutes perspectives, il prend à contre pied toutes les philosophies antiques du bien être, de notre développement personnel, très new age. "Je ne fais pas le bien que j'aime, mais le mal que je hais". Son message traverse le temps et nous parle d'un royaume dont on se demande s'il est bien de ce monde, alors que de prime abord il veut libérer tous les hommes et que les premiers devront prendre la place des derniers.
Il y aurait beaucoup à retenir de cette enquête très personnalisée de plus de 600 pages sur une si courte histoire dont l'actualité ne cesse de traverser deux millénaires. Carrère est honnête, il ne se cache pas derrière son petit doigt et se demande parfois s'il n'est pas passé à coté de la plaque. Son récit est habile afin de séduire son lecteur, original dans sa forme personnelle, malin par ses télescopages genre Astérix. Néanmoins, autant nous pouvons suivre, dans la limite de nos connaissances et avec intérêt, Luc dans ses pérégrinations méditerranéennes, avec ses prudences d'homme instruit, ses convictions, Paul avec sa fougue, sa rhétorique, ses violences, les prémisses agitées des premières communautés chrétiennes qui vont connaitre des heures tragiques, autant, avec cette mise à jour très personnelle et documentée d'une courte histoire fondatrice, nous avons l'impression du déjà vu, de nous trouver sur un terrain de vieille connaissance, longuement inventorié, labouré, interrogé sans relâche par toutes les recherches anthropologiques, historiques, exégétiques. de révélation nouvelles ... que nenni.
Reste que lorsque on a fermé ce livre nous pouvons nous demander très benoîtement, et après.... quid de cette investigation brillante à la Sherlock Holmes ? Dans cet ouvrage Carrère semble vouloir y régler des comptes personnels, comme s'il cherchait à se demander pour lui même, tout ça pour ça, qu'est ce qui m'a pris d'avoir été un bigot, de croire en la résurrection ? Et de mettre alors le christianisme au banc d'essai d'autres spiritualités croisées, avec le mérite de mettre le doigt où ça fait mal et de convoquer toutes nos connaissances et d'interroger les cultures. Et de se triturer les méninges, de s'amuser parfois, pour finir par reconnaître qu'il peut bien se passer de dieu, sans pour cela pouvoir faire l'impasse sur un catéchisme de l'enfance indélébile. Agnostique, il ne croit que ce qu'il voit et comme il ne voit pas grand chose malgré toute sa science, qu'il ne voit pas plus loin que le bout de son nez, il décide alors de sortir le grand jeu, d'écrire son grand livre et de nous faire partager, nous public, toutes ses ruminations qu'il ne finit pas de tricoter.
Respect monsieur Carrère, rendons lui justice pour son talent narratif, à rendre compte d'une affaire sensible et sombre, dont l'exception n'en finit pas de nous intriguer. Respect pour cette enquête érudite dont il nous fait partager les doutes. Reste que le propre d'un livre de grande hauteur et de laisser une trace suffisante pour que nous puissions un jour ou l'autre vouloir le retrouver. Ainsi nous nous sommes laissés envahir par la critique, les éloges de la presse, avons auditionné nombre interviews, lu nombre commentaires, nous avons été pris en otages par une pub effervescente, et nous en sommes finalement revenu de ce livre une fois fini et fermé, notre curiosité désormais satisfaite et sans retour.