Faudrait-il encore parler du style de Céline ? de cette créativité enthousiasmante, des superbes fulgurances, des mots inventés à propos et qui sonnent comme s'ils avaient logiquement toujours existé ou comme s'ils devenaient soudain nécessaires à exprimer une idée. Cet art de transcrire la langue parlée, cette illusion de facilité d'écriture, de faux « naturel » qui ferait presque oublier le travail d'écriture, le labeur que cela suppose.
Ah, Céline ! Oserais-je dire qu'il a été avant tout hué et montré du doigts par les résistants de la dernière heure, plus lâches que lui en ce qu'ils n'ont absolument pas choisi leur camps avant de savoir avec certitude qui l'emporterait ? Voilà un Céline bien amer, et pour cause : le voici devenu sous-homme, monstre que les braves gens sont près à lyncher, tout légitime qu'ils sont à lui cracher dessus à présent que la
guerre est gagnée.
Céline, tel un paria, se retranche dans son « château », son logement de Meudon où est installé son cabinet médical. Ah, Céline ! Quelle mauvaise foi, quand même ! C'est qu'il faut oser, avoir un incroyable toupet, pour s'aventurer dans une oeuvre qui hurle à quel point le monde est injuste et cruel envers lui. Mais pourquoi donc cet acharnement ? La terre entière le méprise, lui qui n'a absolument rien fait ni rien écrit de mal. Voilà : il a tout à fait oublié ses écrits, son antisémitisme, ses positions accablantes, ses relations pendant la
guerre. Mais non, cela reste injuste quand même et le laisse bien aigri. Alors, il écrit sa révolte, il gueule comme le monde entier est contre lui.
Même ses patients se méfient de lui, même les pauvres le prennent de haut. Les éditeurs ? Peuh ! Ils le ruineront, le tueront et danseront sur sa pauvre tombe d'artiste laborieux et pauvre. Quant à ses pairs…
Sartre,
Malraux, il les déteste tous. Non, vraiment, quelle vie de malheur pour un homme qui n'a rien à se reprocher !
Il faut sacrément aimer Céline pour sourire avec tendresse de ces plaintes éhontées. On se dit alors : « Il a osé ça, le bougre ! », et on est partagé entre une légère indignation et une admiration au moins pour l'audace. Céline est décidément à part, inclassable, aussi vil qu'admirable, détestable et splendide. Cette première partie est une sorte de pamphlet outré, de procès à charge contre ses détracteurs, contre la terre entière ou presque, contre ses rivaux surtout, nombreux et féroces.
Et soudain, il tombe malade, comme si la vie ne l'accablait pas déjà suffisamment. Il est décidément maudit. La fièvre le ramène à l'autre château : à Sigmaringen. Il rêve, il hallucine, il se souvient, on ne sait pas bien. Il est emporté là, dans ce château, et ses souvenirs vont venir se glisser entre deux motifs de plaintes. C'est que lui aussi a fui, le lâche, pour s'éviter l'importunité réservée aux collaborateurs. C'est avec les derniers fidèles à Pétain qu'il part se réfugier à Sigmaringen, avec tous ses semblables, pauvres réfugiés presque innocents, rescapés du lynchage public. Là-bas, on espère tous ensemble, comme en colonie de vacances, tandis que les Américains se rapprochent, que les russes avancent. Que c'est beau cet ultime élan, cette façon d'espérer encore, cette foi indéfectible alors que tout est déjà perdu !
Céline délire, et dans son délire il rit de lui et des autres, revient avec humour sur cette débâcle, sur cette absurde déroute. le récit prend un forme extrêmement comique. C'est une bande de bouffons perdus, d'illuminés retranchés dans
l'espoir fou que leur destin va s'améliorer par l'oeuvre de je ne sais quelle magie. Et c'est magnifique : avec un beau recul, il décrit le grotesque de leur situation d'alors, eux les pauvres vichystes en exil. Les descriptions sont divines, drôles, caustiques. Leur existence à tous prend un tournant ridicule, du protocole des promenades quotidiennes de Pétain à la nourriture hautement laxative, et puis les allemands,
l'espoir fou qu'ils peuvent encore gagner, que la nouvelle Europe est à deux pas du triomphe. Ah, c'est loufoque ! Et c'est beau, ce recul sur leur ridicule condition d'alors. Une débâcle racontée avec un bel humour, une saine autodérision.
D'un château l'autre … sans ordre, sans lien évident, sans transitions, un récit dénué de chronologie, de suite logique entre les différents événements, souvent des scènes de vie au château que Céline écrit comme elles lui viennent, comme un délire de fièvre. Aucune ligne narrative sinon une sorte de délire de la mémoire. Il est malade, c'est tout, et sa maladie est provisoire, une diminution passagère. Voilà là le superbe parallèle, l'élément liant : la vie à Sigmaringen était aussi une régression, une parenthèse dans la vie, une sorte de maladie, de fièvre, dont il s'est rétabli. La maladie tout comme l'exil ne sont que des parenthèses, un petit détail historique, une chimère que l'on oublie bien vite une fois que l'on en est sorti.
Céline sait être tendre, aussi. Il aime son épouse, femme douce et compagne de toujours, qu'il protège même en idée, à qui il pense sans cesse. Que deviendra-t-elle ? Il s'en soucie beaucoup. Il y a aussi le chat, animal sans attache, peu fidèle, solitaire et fier, qui lui correspond assez. Et enfin, quelques patients fidèles, des nécessiteux et des souffrants, juste de quoi s'assurer que non, Céline n'est pas un monstre : il élit, sélectionne, jauge. Il hait les intellectuels qui le lui rendent bien mais éprouve une infinie tendresse pour Mme Niçois, sa voisine et patiente, femme simple et fragile. Il choisit, selon ses propres critères, qui il aime et qui il voudrait voir mort. Céline est entier, voilà. Cruel sans doute, froid, rude, mais encore capable d'amour. Céline est duel, et surtout un peu fou, j'y songe à chaque fois que je le lis. de cette sorte de folie, d'illumination élevée de celui qui a compris la vie sans jamais prendre la posture hautaine d'un sage pour autant. de cette sorte de fou supérieur à qui j'aimerais beaucoup serrer la main.