Et pour les survivants, l'accablement de malheurs si violents qu'à la fin, nombreux furent ceux qui perdirent la mémoire : tout souvenir de leur vie passée fut effacé comme une éponge - totalement oblitéré, aboli; nombreux furent ceux qui perdirent la raison, certains sous la forme tranquille d'une mélancolie songeuse, certains sous la forme plus agitée du délire fébrile et du trouble nerveux, d'autres sous la forme définie de l'excitation maniaque, de la folie furieuse, ou de l'idiotie profonde.
L'expérience prouve abondamment qu'aucun grand dessein ne peut-être envisagé, quand bien même les partisans seraient fidèles et peu nombreux, sans que par des détours mystérieux et inexplicables un pressentiment ou une sombre appréhension s'éveille chez ceux-la mêmes qu'il faut tenir dans l'ignorance.
Dans la soudaineté de son déclenchement et la farouche rapidité de son exécution se lit la nature sauvage et barbare de ceux qui menèrent le mouvement. Ces myriades de volontés unies par un même dessein, et cette force aveugle mais infaillible tendue vers un but si lointain, évoquent les instincts puissants qui président aux migrations des hirondelles et des lemmings, ou encore aux invasions dévastatrices des sauterelles. En outre, la sombre vengeance de la Russie, sa vaste artillerie harcelant les arrières et les flancs de ses vassaux fugitifs, rappelle les images de Milton, comme, par exemple, celle de la main solitaire poursuivant à travers les espaces désertiques et le chaos originel une troupe rebelle, et rattrapant dans le fracas du tonnerre ceux qui croyaient déjà trouver refuge dans de lointaines ténèbres. (Babel poche, p. 13-14)
Les Derniers jours d'Emmanuel Kant:
Evocation des derniers jours d'Emmanuel Kant a Koenigsberg en 1804, librement inspirée du récit de Thomas de Quincey.
Réalisateur; Philippe Collin (1995).