Ô Don, Don… Réputé difficile à lire : eh ben c'est pô faux… Alors voilà du petit conseil pour se balader sereinement dans son
Libra :
se rappeler que DeLillo peut, d'une phrase à l'autre, dire "il" en parlant d'une autre personne que le paragraphe précédent, quel taquin cet écrivain, mais bon, c'est un coup à prendre.
Noter le nom des trois personnages "de l'ombre", qui traficotent au début et établissent des plans dans de savoureuses discutions, avec les épouses notamment. Noter aussi qu'il peut les appeler par leur prénom, puis par leur nom de famille, puis par leur surnom, puis leur nom entier, comme ça, en changeant selon ses humeurs :
Walter, Everett, Win, c'est la même personne.
Larry, Laurence, Parmenter, itou.
Mackey, TJ, T Jay, idem.
Sans parler de notre Balance, (
Libra en anglais), et ses noms, pseudonymes, noms d'emprunts,
Lee, Oswald, O.H.
Lee, mais aussi Alek puis Alik, Leon-comme-Trotsky, etc…
Se rappeler que le livre est construit en double pont (la première fois que j'ai vu cette alternance de chapitres présent/passé, c'était dans "
Liberté pour les Ours" de
John Irving), c'est aussi un coup à prendre : ici, en 1963, nos trois gars de la CIA, qui manifestement, se sont plantés en toute beauté lors de la Baie des Cochons et ont été gentiment écartés en guise de punition - et veulent encore se sentir actifs. Là, le petit
Lee Oswald deviendra grand, ses errements au fil de sa drôle de vie si courte, depuis les années 40 de sa petite jeunesse, jusqu'au jour fatal où Jack Ruby l'abat en 63, end of the story à 24 ans à peine.
Et hop, yapuka plonger.
Et c'est du grand. Quel écrivain !
Quel boulot, d'abord. Un boulot de collecte, sur la vie d'Oswald : le ptit gars du sous-sol avec une môman pas douée pour l'amour ni l'attention, un grand frère qui sert de modèle en l'absence d'un pôpa mort trop tôt (
Lee est le troisième de la fratrie, le deuxième fils de monsieur Oswald le bien-aimé, qui hélas est mort d'une crise cardiaque deux mois avant la naissance
De Lee). Les années de collège, le ptit gars a un QI élevé (118 dit-on) mais il est dyslexique, pas foncièrement intégré - mais bah, il n'en fait pas une maladie,
après tout, il avance. Les années dans la Navy comme le grand frangin, pas vieux, à 17 ans. Ça le trimbale du Japon à la prison militaire, allez, ce sont des expériences, il les vit. Résonnent dans sa tête des envies d'appartenir à un projet, un projet de monde meilleur. Il lit Marx, Trotsky,
Lénine, il rêve du royaume des Soviets où ce monde est en train de s'épanouir en vrai, il veut en tâter. Il apprend le russe et se renseigne pour que son rêve devienne réalité - j'ai lu ici et là qu'il avait tout raté, et je ne suis pas d'accord. Il a été au turbin, il a confronté ses rêves à la vraie vie, il y a été avec son corps, son esprit, bille en tête et relativement honnêtement. En Urss
après le cauchemar stalinien, l'ambiance est à la détente avec Kroutchev. Des petites histoires de rencontres avec quelques jeunes femmes, des femmes sur des terres lointaines, comme s'il ne se sentait pas d'appartenir au monde américain par sa sexualité ou ses amours. Puis Marina, bah il n'a que vingt ans
après tout, c'est une rencontre comme on en fait à cet âge, pour elle aussi, rien de grandiose, des petites vies cocasses. le système soviétique ne lui convient plus trop, finalement. Il aurait aimé apporter sa pierre à l'édifice du bien des peuples, être ce héros qui donne tout à sa nouvelle patrie, mais sa nouvelle patrie ne sait pas quoi faire de ce petit gars étrange, alors elle n'en fait rien, voilà. Bon, disons que sa môman lui manque, puisque maintenant elle se préoccupe de son sort, et son frère aussi, alors il convainc Marina de s'essayer à l'Amérique. Exil pour elle, sacré exil, le petit bébé June est né, ils partent tous les trois pour la Nouvelle Orléans, allez, on va tâcher de faire quelque chose de sa vie. Mais bof, l'Amérique n'est pas non plus le paradis, nulle part c'est le paradis d'ailleurs. Sans être l'enfer pour autant. Ya un pays, ya des gens, et encore, à 20 ans, des rêves de gloire, des rêves de se montrer utile. Il n'a que 21 ans, 22 ans, le petiot.
Et là, il rejoint le "rêve" des trois ex-CIA sus-nommés. Un plan pour réveiller l'Amérique, qui se transforme en vengeance. le rêve de confectionner une réalité de fiction, de fictionner une histoire pseudo-vraie, de changer la face du monde mais à leur idée, en adaptant un conte à leurs actions de l'ombre. Dans le jeu des vrai-faux, il y a
Don DeLillo lui-même, qui fictionne sur de vrais évènements en rendant réelles des zones d'ombres et s'amuse avec tout ça.
Le boulot.
D'autres personnages sont apparus, entre temps, et eux ont réellement existé : David Ferrie le très étrange corps sans poils qui se dessinait des sourcils et portait des moumoutes aléatoires, les photos qu'on trouve de lui me collent le malaise, c'est un très curieux bonhomme - qui se prend de tendresse pour le petit jeune kinanveu. Il est le pilote d'avion de Guy Banister et des anti-castristes, pour toutes les actions troubles.
Guy Banister en son fief de la Nouvelle-Orléans, ex-flic, ex-FBI, du genre suprémaciste blanc anti-communiste qui a participé à toutes les actions anti-castristes dont la Baie des Cochons, un vieil alcoolique violent. Il bosse avec le ponte de la mafia New Orleans, Carlos Marcello, appelé Carmine Latta dans le livre. La secrétaire de Banister, Delphine Roberts, a elle aussi existé.
George de Morenhschildt qui traverse l'histoire occidentale, de nazis en pontes communistes, russe et et plein d'autres choses, est ami avec la famille Bouvier et proche de la tante de Jackie Bouvier-Kennedy. Il prend aussi Oswald sous son aile, ainsi que Marina, parlant russe.
Le fasciste général Walters du sud suprémaciste.
Les mafieux Sam Giancana (de Chicago), Santos Traficante (de Cuba puis de Miami) et Jimmy Hoffa du syndicat des Camionneurs.
Et bien sûr, Jack Ruby. Encore un sacré bonhomme, avec ses chiens, ses stripteaseuses, ses lamentations...
Quant à nos trois ex-CIA du début, Win, Larry et T.Jay, qui ont foiré l'attaque de la Baie des Cochons, ce sont des noms inventés… Rien trouvé pour T.Jay, mais en farfouillant sur le net, pour Everett et Parmenter, je trouve qu'ils pourraient s'appeler
Allen Dulles et Richard Bissell, respectivement directeur et responsable des opérations clandestines de la CIA. Et peut-être Franck Bender, directeur de l'opération de la baie des Cochons (merci Wikipedia).
Allen Dulles fut congédié de son poste historique de directeur de la CIA. Son adjoint Richard Bissell fut envoyé à
l'Institut d'Analyses de la Défense
après avoir présenté sa démission. le Général Charles Cabell, chef des opérations de la Baie des C (et frère d'Earl Cabell, maire de Dallas de 1961 à 1964 tiens tiens), fut également limogé. Il était très rageur, ensuite, accusant Kennedy d'être responsable de l'échec.
Le boulot de recherches, donc. Et puis le talent littéraire. Comme Ferrie ou George, je l'aime bien maintenant, cet étrange
Lee Oswald, grâce à
Don Delillo. J'ai amèrement regretté qu'il soit tué si vite, le Patsy - le Patsy, ça veut dire le Pigeon, et c'est ce qu'il clame aux journalistes au poste de police de Dallas où il est enfermé, I'm just a patsy. Il venait d'avoir vingt-quatre ans, c'est pô ben vieux. S'il était resté en vie… J'ai lu dans un commentaire Babelio qu'il y avait de l'Etranger de Camus dans
Lee Oswald, c'est super bien vu. Oswald au calme dans sa cellule protectrice, nourri logé, de la lecture, peu de contacts avec l'extérieur, des décennies d'enfermement, paisibles. Il est encore plus un étranger à sa propre vie que Meursault, tout en l'ayant menée comme il pouvait. Etranger au Japon, étranger en Russie et finalement, étranger aux USA, mais rien n'est grave. S'il était resté en vie…
Suis tombée sur les photos de quelques-uns de ces messieurs, morts. Ca ne plaisantait pas et ça ramène la "fiction" de
Don DeLillo dans le réel (et ça fait froid dans le dos). Il n'use pas de la violence comme
James Ellroy peut le faire, mais les faits se suffisent à eux-mêmes. J'ai bien aimé mon ordre de lecture : American Tabloïd et ses personnages de fiction, mêlés à cette troupe qui a vraiment existé (Guy Banister et David Ferrie, par exemple, y jouent un grand rôle) et qui s'arrête le 22 novembre 1963 à 12h29. Suivi de American Death Trip, qui commence le 22 novembre 1963 à 12h30 et se poursuit jusqu'en 68 avec les assassinats de
Martin Luther King puis Bobby Kennedy. Et enfin,
Libra.
James Ellroy raconte qu'il a été soufflé par le talent de
Don DeLillo et son Oswald si humain. Il a repris un peu la même construction, les mêmes fistouilles pour perdre le lecteur en le forçant à rester concentré. Et il évoque à peine Oswald dans ses deux pavés, ne voulant faire de l'ombre au
Libra de DDL.
Théorie de DDL : l'idée primitive était de faire un attentat contre Kennedy, mais en le ratant. Un truc grandiose, qui aurait désigné Castro comme coupable, réhabilitant la CIA qui a empêché de justesse l'assassinat, vengeant ainsi les perdants de la Baie des Cochons à l'amertume vive… mais l'amertume était trop vive. Théorie de J.E. : tuer Jack Kennedy, c'était la plus féroce des punitions envers Bobby Kennedy, l'intransigeant Bobby qui faisait rien qu'à empêcher les capi de la mafia de mafieuser tranquillement.
Curieusement, c'est
Libra qui m'a donné envie de plonger dans l'océan internet pour en savoir plus. J'avais fait des recherches pour savoir si les personnages de
Ellroy avaient existé ou non, mais rien de plus. Tandis que là, j'ai mis des images sur tout le monde à part les personnages de fiction, j'ai rencontré Marina et Môman Marguerite, Robert le frère de l'un ayant tué le frère
De Robert… J'ai même vu les petites Junie et Rachel, les filles d'Oswald, devenues grandes, et leur très curieux destin : comme dit Rachel, on est quatre sur terre qui avons les images de la mort de nos pères que nous avons si peu connus, des images qui ont fait le tour du monde : les deux enfants de JFK, et ma soeur et moi… J'ai rencontré le malsain David Ferrie, Jack Ruby la victime-coupable collatérale, les chefs de mafias, et ces photos de leur cadavre. Et j'ai suivi la liste des morts étranges d'
après l'attentat, toutes ces fifilles stripteaseuses de chez Ruby qu'on a massacrées une par une, les témoins, les participants de loin, les participants de près. L'assassinat de Kennedy reste encore vibrant de tout ce mystère morbide, j'aime que ces grands écrivains se soient penchés dessus et nous livrent leur théorie à laquelle j'adhère. Au moins, pas de tireur unique. le reste coule de source. Sacrée époque.
Philip Roth, dans sa vénérée American Pastorale située dans les années 60, ne parle pas de Kennedy. C'est troublant.
Finalement, j'ai envie de replonger dans les
Ellroy avec tout ce que j'ai appris au passage. Mais aussi dans le 22.11.63 de
Stephen King. Au fil des lectures et toujours passionnée, je vais devenir bientôt LA spécialiste internationale de Kennedy, la famille, de l'arrière-grand-père aux petits enfants, les épouses, et surtout les maîtresses de Jack mais aussi de Bobby, et même les amants de Jackie. Sinatra, les mafieux, Vegas. Marilyn bien sûr. Oswald maintenant. La Baie des Cochons, Hoover, la CIA, les haines explosées. Et le jour de l'assassinat. Si vous avez des questions…