Auteur très célèbre en son temps, dont les succès au théâtre ont à son époque été plus vifs que ceux des auteurs romantiques, il est bien oublié actuellement : heureusement que Gallica rend possible la lecture de certaines de ses pièces. Ses oeuvrfes sont pourtant intéressantes, au moins sur un plan de l'histoire de la littérature. Il représente en effet une sorte de chaînon manquant entre le théâtre classique à proprement parlé, et le théâtre romantique. Qualifié maintenant de néo-classique, à son époque il était clairement distingué des auteurs romantiques qui commençaient à percer au théâtre : Dumas, Hugo etc. Les opposants au romantisme voyaient même en Delavigne une sorte d'antidote à ces derniers. Les critiques saluent en lui un auteur qui ne bouscule ni la langue, ni la morale, qui rétablit une norme de l'écriture théâtrale rassurante, et de qualité. On le compare à Racine et
Voltaire. Il est quelque part entre les audaces choquantes des auteurs romantiques, et les tragédies poussiéreuses des tenants de la tragédie classique, qui jette ses derniers feux bien ternis, produisant des pièces selon les règles, se parodiant elle-même. Les réactions seront toutefois de moins en moins favorables, et il n'échappera pas vers la fin de sa carrière au reproche d'académisme. En 1832, le Figaro le qualifie même de « inventeur de la tragédie bourgeoise ».
Rien de mieux que d'aller voir de plus près pour se faire une opinion, en occurrence en lisant ce
Marino Faliero, crée en 1829 au théâtre de la Porte
Saint Martin, où un certain nombre de pièces romantiques sont données. Delavigne s'est inspiré pour son oeuvre, de la pièce de Byron, parue en 1822, donc d'une oeuvre d'un auteur furieusement romantique, ce qui montre la difficulté à définir les frontières. Sa pièce sera à son tour adaptée en opéra, dont Donizetti composera la musique pour le Théâtre des Italiens à Paris (1835).
La pièce de Delavigne comporte les cinq actes classiques, se passe en moins de 24 heures, dans une intrigue à l'unité d'action incontestable, même si elle complexifie la trame très simple du drame de Byron. En revanche, l'unité de lieu n'est pas totalement respectée : elle l'est à l'intérieur de chaque acte, mais nous changeons de lieu d'un acte à un autre. Nous ne sommes plus dans des tragédies dans lesquelles les événements sont racontés uniquement, mais vus de plus près, il y a même un duel, et un mort sur la scène.
Le premier acte pose le récit. La jeune femme du doge, Elena, aime le neveu de son mari, Fernando. Amour platonique, Fernando revient d'un exil volontaire, ce que lui reproche Elena, qui ne peut s'empêcher de laisser quand même voir ses sentiments.
Marino Faliero entre, il est préoccupé, il attend le verdict devant condamner Sténo, qui a fait des avances à sa femmes, puis fait des inscriptions déshonorantes à son sujet. Devant la légèreté de la condamnation, il fulmine, appuyé par Fernando. Israël Bertucci demande un entretien, c'est un ancien soldat qui a servi sous les ordres de Faliero. Il demande justice d'un patricien. le doge avoue son impuissance, devant sa visible colère, Bertucci lui propose d'entrer dans une conspiration qui vise à renverser les patriciens. Faliero hésite à moitié.
Le deuxième acte se passe dans une fête au palais de Lioni, un patricien. Sténo, masqué, veut participer malgré sa condamnation. Lioni le laisse faire. Faliero et Bertucci font semblant de jouer aux échecs pour discuter de leurs affaires. Elena est de nouveau importunée par Sténo, Fernando le provoque en duel, qui devra avoir lieu la nuit même. Faliero, devant l'impudence de Sténo et le laisser faire de Lioni, se décide à adhérer au complot.
Au troisième acte, Faliero parle aux conjurés, et définit le plan de bataille, qui devra avoir lieu le lendemain matin. La scène est entrecoupée du duel de Fernando et Sténo, qui d'une façon opportune était programmé à proximité. Fernando est tué, ce qui enlève les derniers doutes à Faliero.
Au quatrième acte, nous sommes de nouveau chez le doge. Lioni arrvie avec Bertram, l'un des conjurés, qui voulait lui permettre d'échapper au carnage général, à cause d'un service qu'il lui avait rendu. Lioni le presse de tout dire, et le menace de tortures. Faliero tente de sauver la mise, en s'enfermant seul avec Bertram, mais Lioni devient méfiant, et décide de faire enlever Bertram pour en savoir plus.
Au cinquième acte, nous sommes dans le dénouement, le doge est arrêté, et les conjurés vont être condamnés à mort et exécutés. Avant de mourir, le doge pardonne à Elena, qui lui avait avoué son amour pour Fernando.
Delavigne a introduit dans la pièce le motif de l'amour entre Elena, la femme du doge, et de son neveu, qui chez Byron n'était qu'un comparse transmettant les ordres. le personnage de Faliero est nettement moins orgueilleux que chez Byron, c'est par moment presque un bon vieillard, mais les patriciens sont vraiment d'une insolence très démonstrative, et la mort de Fernando comble la mesure. Les conjurés ne sont plus ces hommes épris de liberté, mais des mercenaires qui rêvent de pillage, et des hommes qui veulent tout simplement prendre la place et les richesses de ceux qu'ils vont assassiner, sans projet de changer les règles sociales. Donc même si par moments certains monologues ou éléments sont repris presque textuellement, le sens la pièce est fortement changé. La simplicité grandiose de la pièce de Byron, ainsi que sa revendication d'une société plus juste sont un peu passées à la trappe, nous avons à la place une vraie pièce, plutôt pas mal construite, avec une vraie action, et des répliques pouvant être jouées sans problème sur scène. Mais c'est plus habile que vraiment inspiré, il manque à mon sens quelque chose à l'ensemble pour susciter autre chose qu'un intérêt poli.
Etrangement, je trouve cela au final assez proche du théâtre de Hugo, plus que de celui de Racine assurément, avec toutefois le génie en moins. C'est assez impersonnel, même si honnêtement exécuté, et reste terriblement sage. « Tragédie bourgeoise » me paraît au final une définition cruelle mais plutôt juste.
Je serais maintenant curieuse d'écouter l'opéra de Donizetti, parce qu'à mon avis cela doit se prêter très bien à un livret d'opéra.