Écouter…
Écouter. Près de Tovarnik des migrants attendent un bus.
On ne les voit pas.
Tous instants décisifs. N'oublier, le monde est là.
Et respirer. Respirer.
Contre l'essoufflement, chaque jour, d'heure en heure,
respirer, chaque jour, respirer, d'heure en heure, aller un
peu plus loin, n'aller nulle part, de bonté et d'ardeur.
Sur la route de rien.
Ce matin, de nuit encore, cette folie de sauter pieds nus,
l'herbe drue de rosée froide, dehors, jaillissant du sommeil,
dehors.
Pas de peur, pas mourir, pas aujourd'hui.
4° ce matin.
Je crois qu'il n'y a pas de lumière en ce monde sinon ce monde
(nous avions tout perdu en aimant)
…
Il y a les lisières…
Il y a les lisières, il y a les ombres.
Hors de, sans adresse. Hors de, espace mortel parfois.
N'être d'ici ni d'ailleurs.
S'éloigner, le décider. Plus loin, à nouveau plus loin, un peu
près de la peur, pas peur.
Il y a les lisières, il y a les ombres, il y a des oiseaux.
Vivre.
(nous lancions nos cris à qui mieux mieux)
Le moins de traces possible. Seules des traces de don,
de bonté, si souvent d'impossible. Et pourtant non. Se
battre de forces et rages, contre l'impossible.
Ne pas vouloir se survivre, vivre. Ne pas écrire plus haut,
plus grand que soi, peser le poids de chaque mot, en chaque
phrase. Ne pas savoir ce qu'est une phrase. Ne savoir que
si peu. Écouter, écouter d'attention libre. Se taire, écouter,
savoir se taire. Fragile.
Disparaître. Peut-être.
En chute libre, aguets des zones aveugles de la pensée.
Ne pas toujours les reconnaître, chercher, tenter.
Ne rien céder aux meutes, hordes. Vivre. Hors de.
Disparaître.
…
Campement évacué…
Campement évacué plus loin. Sur un parking. Loin
des arbres et leurs couleurs. Sanitaires en dépannage,
d'inconfort. Tenir propre, leur règle de vie. Ils ragent.
Fougueusement et rois des branchements et ils rient.
Plus loin, se retrouver encore une fois plus loin. Ils disent,
viens. Plus d'électricité possible, plus d'eau complique,
inquiète. D'abord se laver. Les rejoindre et se laver. Un café
en partage et deux et trois et des histoires tumultueuses qui
toujours se terminent par le rire. Écouter.
Écouter. Il y a le monde. Calais, mi-novembre, la police
retire tentes et bâches aux réfugiés.
En tibétain, « être humain » se dit a-Gro ba, qui veut dire
« celui qui part », « celui qui s'en va en migration »
…
Ne pas savoir…
Ne pas savoir. S'écarter. Se déprendre. Cela n'enlève rien
aux sourires. Fait sourdre rires et sourires.
Se déprendre de soi, coriaces habitudes, bringueballes. Se
déprendre des autres, du regard des autres qui rassure, ou
inquiète, donne existence. Se déprendre de soi, ce n'est rien,
ne pas croire. Tenter de comprendre, croire comprendre.
Ne rien comprendre. Presque.
Nous n'avons que notre histoire et elle n'est pas à nous
Tenter.
Ne rien céder aux meutes. Pas de conciliation. Sans qu'il y
ait d'ailleurs.
Creuser les ombres. Et peu importe le temps. Partir de soi.
(nos langues arrachées)
(...)