Au début de l'année 2015 est paru l'ultime numéro de la mouture de la fameuse revue Fiction façon Moutons Électriques et le relire pour faire cette critique mène à un résultat sans appel : il manque véritablement de telles publications.
La trame en elle-même de ce numéro n'est pas révolutionnaire, mais le sommaire affiché est quand même impressionnant. Ce vingtième et ultime opus s'ouvre sur deux interviews croisées : à l'occasion d'une rencontre, en salon ou festival par exemple, deux auteurs échangent sur leurs expériences littéraires, leur vision du rôle des auteurs et l'avenir du genre SFFF. Ainsi,
Xavier Mauméjean fait face à
Christopher Priest, puis
Fabien Clavel confronte
Jean-Pierre Andrevon : mais que demander de plus ?! Deux de mes auteurs préférés qui taillent le bout de gras avec deux autres maîtres dans leur genre… encore deux interviews croisées de qualité, même si cela manque un peu de femmes pour ce numéro.
La suite de cet opus se poursuit avec les chroniques habituelles. Ainsi,
Nicolas Nova nous donne des nouvelles du futur avec « Swamp tech », littéralement la « technologie du marais » ;
Alex Nikolavitch aborde l'épineuse question des civilisations perdues ;
Julie Proust Tanguy cherche à nous apprendre à « Apprivoiser la science-fiction » ; enfin, Sam van Offlen, dans son « Portfolio », déconstruit l'architecture des grandes villes en créant des montages graphiques qui tiennent autant du rétro-futurisme que du fantasque futuriste. Tous cherchent à retrouver l'imaginaire dans notre vie quotidienne et dans nos lectures de tous les jours. C'est aussi instructif et savant qu'ingénieux et utile.
Toutefois, le coeur de Fiction 20, c'est encore et toujours la publication de nouvelles. Afin d'assurer une image de couverture qui parle au grand public, une nouvelle de G. R.
R. Martin, déjà publiée dans La Fleur de Verre chez ActuSF a été insérée ici (« Y a pas que les enfants qui ont peur du noir », où le récit fantastique finit par se transformer en combat titanesque et super-héroïque qui fait penser à son univers Wild Cards. Par la suite, il me semble qu'il n'y a que des nouvelles inédites, soit francophones (et vous reconnaîtrez la plupart des auteurs), soit anglophones (et c'est l'occasion de découvrir d'illustres inconnus très doués) avec des traductions originales qui donnent parfois lieu à un commentaire du traducteur justement. Sans détailler chacune des nouvelles, j'en retiendrai quelques-unes en particulier.
Jean-Claude Dunyach, toujours as de la nouvelle, transcrit un court thriller avec « L'armée des souvenirs » où il use habilement des nouvelles technologies pour questionner notre petit quotidien. Jim Aikin dévoile, dans « Une très ancienne épée elfique », un dîner qui tourne mal et qui serait le théâtre parfait pour un huis-clos polardo-fantastique. K. D. Wentworth détourne une situation bien commune de la science-fiction pour poser la question des « Propriétés aliénées » : que faire quand des extraterrestres débarquent, non pas pour envahir, mais pour occuper des habitations dont les propriétaires ont été expulsés par des banquiers réclamant leurs intérêts ? Si, en plus, ils font bénéficier leurs nouveaux voisins de certains de leurs pouvoirs, alors la lutte contre les autorités commencent… Avec « Fleur de lune »,
Phil Becker signe la nouvelle qui m'a le plus marqué ici : dans une cité déliquescente, les mutations deviennent légion et un détective local doit élucider les circonstances de plusieurs meurtres qui se ressemblent, car une fleur de lune est déposée sur chaque cadavre ; cette enquête bien construite vaut le détour dans sa réflexion primaire sur l'avenir de nos sociétés tournés vers le productivisme, le scientisme et l'individualisme, mais réussit surtout à esquisser un monde qu'on imagine très vaste autour de cette cité mise de côté par les territoires voisins qui, eux, s'en sortent légèrement mieux. Pat MacEwen vaut lui aussi le détour avec « Mon Bionid, mon Bionid douillet », car il se fonde sur un personnage vulnérable et un environnement hosti
le dont il faut s'accommoder pour tisser une histoire qui pourrait paraître simple mais diablement féérique, dont le ton m'a fait penser à
Nathalie Dau. À son tour, « le musée de l'Erreur » d'Olivier Buckram recèle d'innombrables idées : ce musée contient en effet toutes les erreurs scientifiques qui ont mené à la création d'objets tous plus étonnants les uns que les autres et c'est au gré d'une courte enquête que l'auteur nous en dévoile par paquets entiers. L'enquête tourne court et de façon un peu abrupte, mais pour autant, l'univers semble vraiment génial. « La technologie de Pittsburgh » de
Jeffrey Ford pose la question de l'insignifiance de nos vies et de ce que nous attendons d'un simple événement pour les changer. Pour terminer cet ouvrage, James Powell part « À la recherche du Charlie grimpant », qui serait une créature tellement intelligente qu'elle ne s'est jamais laissé découvrir par les humains ; où est la limite entre psychose et imaginaire ? telle est la question ; et encore une fois, la frontière est mince entre réalité et fiction quand on aborde le fantastique.
Le paysage éditorial est trop compliqué pour accueillir aisément ce genre de publications, et c'est bien malheureux, car le polar, la science-fiction, le fantastique et la fantasy participent tous à leur manière au questionnement de notre quotidien et de notre société ; longue vie aux revues qui perdurent dans ce créneau et espérons que quelqu'un reprendra un jour la revue Fiction, car elle me manque déjà.