"juif naturellement et cependant
Ulysse"
Celui qui n'a plus de terre ou celui que sa terre ne nourrit pas. Celui qui est persécuté pour sa couleur, sa religion ou parce qu'il aime une personne du même sexe que lui. Celui qui a peur, tout simplement, pour lui, pour ses enfants. Celui-là partira à la recherche d'une autre terre et d'une autre vie, meilleure que la sienne. Avec lui, il emportera tout son passé mais aussi le passé de ses parents, les berceuses qu'on lui chantait lorsqu'il était enfant, le parfum des gâteaux qui embaumait la maison et les rituels du samedi ou du dimanche. Celui-là partira et trouvera ailleurs un nouveau "chez soi". Riche d'ici et de là-bas, doublement riche et si possible moins pauvre, il continuera son chemin en empruntant des voies nouvelles mais n'oubliera rien, ne reniera rien. Telle est sa force et son trésor que nul ne pourra jamais lui prendre.
Benjamin Wechsler était juif et roumain. En 1923, la Roumanie est un état composite où les minorités nationales ( hongroise, allemande, juive, russe, bulgare ) représentent près d'un tiers de la population. Dans un contexte de tensions sociales, ces minorités sont prises pour cible par les roumains d'origine. Les étudiants, notamment, demandent alors l'application d'un numérus clausus à l'égard des juifs et des hongrois. C'est probablement pour fuir cet antisémitisme qui commence à gangréner son pays que Benjamin Wechsler décide alors d'émigrer en France. Là, il deviendra
Benjamin Fondane. Fréquentant activement le milieu intellectuel parisien, notamment les surréalistes, il construira désormais son oeuvre en français. Arrêté par la police de Vichy en 1944, il aura le temps de donner des instructions pour que son oeuvre poétique soit regroupée dans "
Le mal des fantômes". Et c'est "
Ulysse" qu'il choisira de placer au début du recueil, "
Ulysse", ce long poème sur lequel il n'a cessé de retravailler, tant le personnage le fascinait. Car
Ulysse est le voyageur, l'errant, le chercheur d'or, celui qui part. L'édition présente est la première version d' "
Ulysse", peut-être moins aboutie mais plus touchante que celle que l'on peut lire dans "
Le mal des fantômes".
Benjamin Fondane y chante le courage, la colère et l'espoir de ceux qui, un jour, doivent quitter leur pays. Ils ne demandent souvent pas grand chose, les émigrants, juste un coin de terre où poser leur valise et vivre en paix.
"un coin de terre à moi m'eut suffi
un coin de terre à moi et pas plus grand qu'un homme
en ai-je jamais eu?"
C'est avec un coeur ardent que
Benjamin Fondane devient la voix de ceux qui n'ont plus de patrie. Il sait ce qu'ils ont vécu, il les comprend sans doute mieux que personne. Comme
Ulysse, il est parti, a erré, de Paris jusqu'en Argentine. Il connait leur douleur et la fait sienne.
"j'ai voyagé avec vous dans le train, mon père est là-
je suis enfant mais déjà matelot
je commande la mer mais je prête l'oreille aux massacres
aux scènes de viol qu'on se montre en photo..."
Ses mots coulent telle une lave incandescente, charriant la révolte de ceux que l'on chasse indéfiniment, dénonçant les persécutions et les crimes des dominateurs, nous appelant à la vigilance.
"je ne peux pas fermer les yeux
je dois crier toujours jusqu'à la fin du monde
il ne faut pas dormir jusqu'à la fin du monde (...)"
Pourtant la terre est ronde et, sans frontières à franchir, nous pourrions en faire le tour. Ce serait beau de marcher sans fin, de déposer ici et là un peu de nous et de remercier ceux qui nous auraient accueillis, d'emporter un peu de leur histoire et de leur amour dans notre musette. Cela pourrait s'appeler la fraternité et cette fraternité ne connaîtrait pas de quotas.
Benjamin Fondane mourut à Auschwitz le 3 octobre 1944. Il nous laisse ce long poème, ce vibrant cri d'amour à tous ceux qui espéraient une vie meilleure et qui ont eu le courage d'essayer.
"émigrants, diamants de la terre, sel sauvage
prophètes du vouloir-vivre dans l'infortune
je suis de votre race
je suis un chercheur d'or je n'ai pas de racines
je mange tous les jours le pain de mon angoisse
je pose mon poing dur sur la table du monde
je suis de ceux qui n'ont rien, qui veulent tout
je ne saurai me résigner"