Qui sont les grands hommes ? Sont-ils des exceptions, des individualités, des émanations indépendantes, des comètes surgies de nulle part et qui s'en vont de même ou sont-ils la suprême représentation d'une tendance, les personnages les plus en vue de groupes de personnes de talent comparable ?
Plus que jamais,
William Shakespeare est l'arbre qui cache la forêt du théâtre élisabétain, qui, de la fin XVIème au début XVIIème a inondé la scène d'une multitude d'auteurs et de pièces absolument exceptionnelles. Et ces pièces exceptionnelles n'étaient pas toutes signées
Shakespeare, loin s'en faut.
Aujourd'hui, si je vous parle de
John Ford, cela vous évoque forcément le grand cinéaste américain du milieu du XXème siècle. SI je vous parle de Ben Johnson, vous imaginez cet athlète canadien convaincu de dopage en finale du 100 m des J. O. de Séoul. Mais ces noms, ainsi que quelques autres, ont eu une vie avant le XXème siècle. Ce sont d'excellents dramaturges assez injustement oubliés, à tout le moins, de ce côté de la Manche.
John Ford a donc écrit cette pièce (et pas que cette pièce), une magnifique tragédie dont
Shakespeare n'aurait pas rougit s'il l'avait eu à son répertoire. C'est une tragédie un peu à la mode espagnole de Lope de Vega, c'est-à-dire que l'auteur n'hésite pas à alterner des passages comiques ou des décalages de niveau de langue entre les différents personnages.
On peut dire sans peur que cette pièce est admirable. Il en fut d'ailleurs tiré une adaptation cinématographique sous le titre Annabella où
Romy Schneider et Alain Delon, du temps de leur splendeur, tenaient les rôles principaux. Il est également important de noter que le théâtre jouait, à l'époque de
John Ford, le rôle qu'occupa le roman au XIXème siècle et qu'occupe l'essai de nos jours. À savoir, celui d'ouvrir le débat, de mettre sur la table des questions de société, parfois brûlantes.
Ici, il est question d'inceste et de sa perception sociale et religieuse. Ce n'est pas un inceste de type oedipien mais de type jupitérien (car on sait que le dieu des dieux Jupiter était marié à sa soeur Junon).
John Ford, évidemment, place un peu un cas limite, mais que je trouve intéressant pour la réflexion. Un frère et une soeur, beaux et convoités de toute part, ressentent en eux, depuis longtemps et sans oser se l'avouer, un sentiment d'attachement supérieur à la norme communément admise.
Arrivé au paroxysme de cet état amoureux sans avoir jamais pu le confesser, Giovanni est le premier à briser le tabou. Il est prêt à en payer le prix si Annabella n'est pas sur la même longueur d'onde que lui. Mais il ne s'est pas trompé : ce que lui ressent palpiter au fond de lui-même palpite en symétrique dans le coeur de sa soeur.
Que doivent-ils faire ? Jusqu'où ? Jusqu'à quel point pourront-ils faire s'accorder leur amour véritable avec les exigences sociétales et religieuses ? L'affaire est d'autant moins simple qu'Annabella est en âge d'être mariée et qu'en regard de son exceptionnelle beauté et de ses autres vertus, les prétendants se pressent à la porte de son père, Florio.
C'est même d'autant plus valorisant car, bien que de famille roturière, de valeureux jeunes nobles aux fortunes confortables se proposent de faire fi d'un tel décalage de classe. Que peut-il advenir ? Je vous laisse le soin de le découvrir.
Par ailleurs, l'auteur n'hésite pas à greffer un certain nombre d'autres personnages qui gravitent autour d'Annabella et Giovanni afin de nous faire un riche tableau sociétal et psychologique de ces différents protagonistes.
Donc, une pièce que j'ai pris énormément de plaisir à découvrir et qui n'est pas loin de tutoyer les sommets de la dramaturgie shakespearienne, à mon avis, mais ce n'est qu'un avis. Dommage que ce ne soit qu'un putain d'avis...