Si c'était une époque ce serait certainement le siècle des lumières, celui d'un
Diderot facétieux des Bijoux indiscrets ou d'un Crébillon des Égarements.
Si c'était un tableau, j'oserais les peintures fourmillantes de Jérôme Bosch, qui cachent des propos profonds derrière une multitude de personnages de BD.
Si c'était un personnage, ce serait Fabrice Luchini pour son étourdissante faconde, son audace verbale.
Mais si c'était un animal, je tranche pour l'autruche qui se cache, croit-elle, et que le chasseur discerne si aisément dans la savane.
Li-Ann est un roman à clé et choral à la fois.
Patryck Froissart y raconte la vie administrative peu palpitante mais sexualisée d'un proviseur (qui se fait appeler provisoire) de lycée dans un archipel tropical. Comme sa biographie nous apprend qu'il fut autrefois proviseur lui-même, à l'île de la Réunion, le déguisement des lieux et des noms n'est pas très difficile à percer. L'auteur prend sans doute une revanche lointaine en décochant quelques flèches bien acérées à l'institution et quelques anciens collègues qui se reconnaitront peut-être dix ans après. Pour égayer ce récit bureaucratique et paperassier, il fait de cet éminent fonctionnaire un coureur de jupons et un mari bien marri. Au lecteur de démêler le vrai du faux.. et de spéculer sur le second titre du livre: le tropique des chimères..
L'originalité du roman tient à sa structure d'abord: roman à plusieurs voix, chaque épisode est raconté par les différents acteurs qui y ont participé ou par un narrateur omniscient. Il arrive aussi que le même narrateur propose deux versions différentes des événements survenus.
L'autre aspect remarquable du livre est son style. Une langue très travaillée (certains diront trop) jouant d'allitérations, d'anastrophes, d'anacoluthes, de phrases rythmées comme un poème en prose et de mots inventés. Et toujours un humour bon enfant, plutôt subtil.
Bref,
Patryck Froissart a probablement beaucoup travaillé mais s'est également beaucoup amusé. Jugez-en vous-même avec quelques courts extraits:
«Je l'ai fait attendre. Nous avons causé. Elle était plutôt loquace, et un rien bécasse. Elle essayait, ça se voyait, de cacher sa fébrilité sous une agaçante volubilité.»
«Il n'a même pas réagi, a replongé dans la chemise de la Chinoise.
J'ai ballé, j'ai baillé, j'allais entrebâiller, en m'arc-boutant vers lui, comme il aimait que je le fisse, la mienne, mais voilà, le malotru m'a remballée :
— C'est bon, Jacqueline, merci !»
«Elle a posé sur le palissandre l'épais paquet des postulants et s'est éclipsée.
J'ai parcouru de haut telle demande, j'ai pris telle autre par la diagonale, j'ai saisi celle-là par la tangente, j'ai scruté, j'ai ausculté, j'ai pesé, j'ai balancé, j'ai bâillé, j'ai évalué, j'ai allumé une cigarette, j'ai repris le tri, je suis passé outre, je suis revenu en arrière, j'ai déliassé, j'ai délaissé, j'ai été agacé, je me suis lassé, je me suis forcé.
Et soudain...»
Bref, ce livre est un objet un peu particulier, pas simple chronique, pas seulement roman grivois, davantage qu'un exercice de style. Je l'ai dégusté doucement, ri beaucoup, et au final cela ne m'a pas été désagréable. Je vous le conseille donc.