Les dernières années de Gibran furent marquées par la maladie et les sollicitations mondaines suscitées par sa gloire, car le Libanais était devenu un écrivain américain exprimant des intérêts universels. Outre la rencontre de l'Orient et de l'Occident, ce poète incarne surtout l'acharnement d'un homme à être un vivant. Ce livre apporte un éclairage percutant sur sa vision de l'humanité.
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Au milieu de ceux-ci, j'aperçus un chien couché sur la poussière et les cendres. Sa peau était couverte de blessures et la maladie ravageait son faible corps. Regardant de temps à autre le soleil couchant, ses yeux tristes exprimaient l'humiliation, le désespoir et la misère.
Je m'avançai lentement vers lui en regrettant de ne pas connaître le langage animal de manière à pouvoir le consoler de ma sympathie. Mais mon approche ne fit que l'effrayer, et il tenta de se dresser sur ses pattes paralysées. Retombant, il tournait vers moi un regard où une colère impuissante se mêlait de supplication. Dans ce regard, le discours était plus clair que celui d'un homme et plus émouvant que des larmes de femme. Voici ce que je compris qu'il me disait :
« Homme, j'ai souffert de maladies causées par par ta brutalité et tes persécutions.
« Je suis une misérable créature qui a fidèlement et loyalement servi le fils d'Adam. J'étais le fidèle compagnon de l'homme. Je le gardais nuit et jour. J'étais triste pendant son absence et je lui faisais des fêtes à son retour. J'étais satisfait des miettes qui tombaient de sa table, et content des os que ses dents avaient dépouillées. Mais lorsque je me fis vieux et devins malade, il me chassa de sa maison et me laissa aux mains des gosses impitoyables des rues.
« J'ai fui ton pied qui me meurtrit et j'ai cherché refuge ici, car la poussière et les cendres sont plus douces que le coeur de l'homme et ces ruines moins mélancoliques que son âme. Va-t-en, intrus venu d'un monde d'injustice et d'abus de pouvoir.
« Oh, fils d'Adam, je vois une similitude entre moi et tes semblables lorsque l'âge les rend infirmes. Vois ces soldats qui ont combattu pour leur patrie quand ils étaient dans leur prime jeunesse, et qui plus tard cultivèrent son sol. Mais maintenant qu'est arrivé l'hiver de leur vie et qu'ils ne sont plus utiles, on les rejette.
« Je vois aussi une ressemblance entre mon sort et celui d'une femme qui, au jour de son adorable jeunesse, avait stimulé le coeur d'un jeune homme: qui ensuite, en tant que mère avait voué sa vie à ses enfants. Mais maintenant, devenue vieille, on l'évite et on l'ignore. Que tu es oppresseur, fils d'Adam, et que tu es cruel ! »
Ainsi parla l'animal sans voix que mon coeur avait compris.
Lecture par l'autrice & Tania Saleh, accompagnées de Pierre Millet
Publié en 1923 puis traduit en 40 langues, le Prophète de Khalil Gibran est universel et intemporel. Ce conte philosophique puise dans les enseignements des trois cultes monothéistes, des religions de l'Inde mais aussi aux sources d'oeuvres révolutionnaires, tels que les écrits de William Blake, de Nietzsche et de Jung. Zeina Abirached offre ici la première version entièrement dessinée de ce chef-d'oeuvre. Dans une chorégraphie d'ombres et de lumières, elle nous invite à rejoindre les habitants d'Orphalèse réunis pour questionner le jeune Almustafa sur les grandes orientations de la vie. Enfant du Liban et de l'exil, comme Khalil Gibran avant elle, Zeina Abirached nous propose de découvrir autrement ce texte magistral dont la force et la portée n'ont pas fini de nous surprendre.
« C'est dans la rosée des petites choses que le coeur trouve son matin et se rafraîchit. »
Khalil Gibran, le prophète
À lire – Zeina Abirached & Khalil Gibran, le Prophète, trad. par Didier Sénécal, éd. Seghers, 2023.
Son : Alain Garceau
Lumière : Patrick Clitus
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Marilyn Mugot
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