Une histoire sombre très sombre...satanique
D'accord pour l'ambiance : celle d'un thriller doit être glauque, angoissante, énigmatique. Et là, il n'y a pas de souci, c'est réussi. le ton est donné et il nous lâchera plus. D'autant que le suspense est très présent. On ne peut s'empêcher de s'interroger sur l'identité de l'ombre : qui est-elle ? Plusieurs pistes sont évoquées par l'auteur même. Hypothèse 1 : une projection imaginaire de Cloé en proie à la culpabilité (sur l'accident de sa soeur). 2 : une vision qui serait liée aux traumatismes de sa précédente liaison (son ex étant un homme violent, elle pourrait avoir développé une sorte de phobie de la prédation sexuelle). Hypothèse 3 : son ex, lui-même, qui, après avoir été envoyé en prison, souhaite se venger. Et enfin 4 : Bertrand qui souhaite user d'un stratagème plutôt dingue pour s'attirer l'amour de Cloé, une jeune femme présentée comme arrogante envers ses prétendants. Alors, on suit page après page cette intrigue trouble en vue d'avoir la réponse. Seulement, voilà, quand la réponse tombe : quelle déception ! Elle arrive comme un cheveu sur la soupe et ne correspond à aucune des pistes envisagées plus tôt.
Je dis cela pour rappel car en lisant les commentaires de babelionautes, bcp ont voulu prêter aux actes de l'ombre une sorte de rôle de justicier face à une femme trop arrogante et ambitieuse. Regards dévoyés en mon sens, cyniques mêmes que je vous propose de rectifier. Rappelez-vous dans ce roman, l'ombre est un type qui dès la 1ère fois qu'il a vu Chloé lors d'une soirée, a eu de suite le désir de la harceler à cause de son charme en société, jonglant entre attraction-répulsion. Autrement dit, il ne connaît rien d'elle, son passé, son caractère, sa vie professionnelle, ses rapports avec les collègues mais a seulement flashé sur son image. D'ailleurs, il est d'autant plus titillé par l'envie de manipuler, violer qu'il avait déjà eu une première victime, une simple caissière, et qu'ayant pris goût, il était à l'affût de sa prochaine proie. Données qui nous ont été communiquées à travers l'enquête de Gomez. Arrêtons bon dieu de transfigurer, d'anoblir ce qui ne peut l'être sous prétexte que nous avons des désirs de justice refoulés que nous projetons sur les personnes ou les faits ! Enfin, même si on a un portrait détaillé de Chloé, sa vie de famille, ses angoisses, ses rapports au travail... il faut comprendre que ce sont les connaissances de l'auteure qui sont livrées, non celles du tueur en série.
J'ajouterais aussi qu' il y a beaucoup de pages dans ce livre qui sont employées pour + de 90% à nous montrer la lente dégradation impitoyable de la victime, une déchéance qui se poursuit, se poursuit sur plus de 600 pages inexorablement. Chloé perd tout : sa crédibilité, ses proches, son emploi et son état, sous l'effet du poison, la plonge dans des sensations et émotions douloureuses. Jusqu'à ce que réduite à rien, isolée, elle tombe sous l'emprise complète de son tortionnaire... C'est lourd, trop pour moi surtout quand on voit qu'elle n'a pas, parmi ses proches, un seul soutien. Même si c'est bien décrit, vif, rapide, je perçois là la route glissante car on peut prendre son pied dans de tels exposés pervers...
Au risque d'abolir du coup toute dimension éthique et romanesque car point de justice, de magie et d'héroïsme ds ce bouquin. Même si Gomez, en flic fort mais usé par trop de drames, est le seul à essayer en vain d'enrayer le processus. C'est si noir que la faible lueur de la fin, traitée en 3 lignes, m'a laissé perplexe...surtout quand on sait qu'une lueur, c'est comme une bougie dans la nuit et qu'elle peut s'éteindre . Comme ce dernier point n'est pas développé, on a une fin en suspens qui nous laisse sur la faim. En fait, ici, la vision de l'humanité n'a que 2 faces : les bourreaux qui ont le goût du mal et sont omnipuissants face aux victimes qui se débattent en vain et tombent dans une déchéance irrémédiable. C'est vrai que ce regard là correspond davantage à ce qui se passe dans nos sociétés tant les efforts de justice sont asphyxiés. Il suffit de voir comment se sont généralisés la torture sur les femmes et les animaux entre les fermes-usines, le massacre de la faune sauvage, les tueurs en série qui restent libres, la répression millénariste des épouses arabes.
Karine Giebel nous offre donc un regard qui fait écho indéniablement à notre façon de vivre en société. Mais désolée, je n'aime pas cette vision et quoique bien réelle, elle continue de m'indigner, de me choquer.
Pour finir, je dirai qu'en thriller, je préfère sans conteste, des scénarios tels que Fight club (décapant mais on y voit une révolte justifiée contre le matérialisme et le profit), le Parfum (histoire d'un tueur en série plus fin, plus poétique et qui a subi bien des maltraitances) ou Seven (visée mystique et éthique et chose surprenante : le tueur se rend à la police). Mais je m'interroge : l'auteure a-t-elle été fascinée par son histoire ? Et qu'en est-il des lecteurs (car le récit, bien mené, est entraînant et peut très bien séduire) ? Au vu des nombreuses notes positives, je crois qu'ils ont aimé.