Écrire, c'est être mené à ce lieu qu'on voudrait éviter. »
Patrick Autréaux
C'est par cette très belle citation que la romancière
Brigitte Giraud nous entraîne dans son dernier livre,
Vivre vite.
C'est la figure de l'homme disparu, l'être aimé, qui surgit dans ces pages, une vie broyée dans l'espace infime d'un instant, Claude, celui qui était son compagnon, s'est tué dans un accident de la route en moto un 22 juin 1999.
Il y a toujours un avant et un
après, cette frontière qui se pose dans nos existences, qui trace un trait comme une lame de feu, tranche, coupe en deux la vie et balaie d'un geste ses folles illusions.
Un instant qui creuse une béance pour y poser des pourquoi. Errer dans cette erreur...
Brigitte Giraud connaît ce chemin de l'errance depuis vingt ans, sans larmes, avec l'acceptation du désespoir qu'on porte en silence, en retenue plutôt, détachée désormais de la tristesse qui ferait s'effondrer les digues, seul le chagrin est demeuré entier dans ce trou béant au milieu du ventre. On voudrait l'enterrer, le couvrir de terre pour de bon.
Mais à la faveur de la vente d'une maison, - une maison qui sera détruite pour tracer une route à la place, quelle ironie ! elle revient sur les pas de cette errance, refaire le chemin en sens inverse. Car c'est cette maison achetée il y a vingt ans qui est peut-être l'élément déclencheur...
Et si...
Elle questionne alors le destin, l'irréparable enchaînement des faits qui sont venus s'agréger comme un jeu de dominos jusqu'à cette moto lancée inexorablement dans sa dernière trajectoire sur cette avenue de Lyon...
Alors, sans tristesse, avec parfois même une ironie tendre, elle réécrit une autre tragédie, celle plus douloureuse peut-être encore qu'un deuil, la succession des petits événements qui ont tracé un chemin souterrain dans ce destin sournois...
Cette seconde tragédie, c'est pour moi cette inconsolable révolte devant la mort qui ne peut trouver de voix pour réparer le malheur.
« Si je n'avais pas voulu vendre l'appartement », « si nous n'avions pas demandé les clefs de la maison à l'avance », « si mon frère n'y avait pas garé sa moto pendant ses vacances », «si je n'avais pas téléphoné à ma mère ?», si…, si…
Hasard ou déterminisme ?
L'autrice remonte à rebours le cours des choses depuis cette avenue de Lyon jusqu'au jour où ils ont eu tous deux un coup de coeur pour cette maison à vendre... Tordre la réalité, modifier le cours des choses avec cela à chaque croisée des chemins qu'elle rencontre. Se dire, si...
Comment réparer cela,
après coup...?
Comment arrêter la course de l'homme à la moto ? Inexorablement...
Comment effacer du paysage de l'amour cette horrible moto qui n'a rien à faire ici, pourtant elle est là, une Honda 900 CBR Fireblade surpuissante, conçue pour la compétition en circuit et non pour circuler sur une avenue lyonnaise en cette fin d'
après-midi du 22 juin 1999 ? Si dangereuse que même les Japonais l'avaient interdite sur leurs routes...
Remonter le fil du temps dans cette musicalité des si...
Derrière ce procédé rhétorique qu'on pourrait trouver froid et absurde, -mécanique même,
Brigitte Giraud enchaîne les kilomètres elle aussi,
Vivre vite c'est aussi ce chemin à l'envers comme pour se faire du mal une dernière fois à chaque intersection, guetter l'effet papillon...
Dans ces microévénements cueillis dans la mémoire encore vive,
Brigitte Giraud tente une dernière fois de les assembler comme une toile d'araignée capable de piéger le sort inéluctable survenu ce 22 juin 1999... Mais au final, c'est un fil invisible tendu en travers d'une route qui aura sectionné la vie...
Elle aussi va de plus en plus vite dans le chaos de la douleur souterraine, sur cette trajectoire vertigineuse lancée à folle allure...
C'est une lutte vaine bien sûr, quoique ce travail n'aura peut-être pas été vain dans le processus du deuil.
On voudrait parfois nous aussi fatiguer le destin... Combien de si ne nous sommes-nous pas posé ?
Je me souviens de mon père évoquant cet accident de la route où un chauffard ivre avait percuté notre véhicule à la sortie d'un virage... J'avais onze ans. Nous avions eu la vie sauve et j'ai toujours une cicatrice en travers du visage qui me rappelle ce souvenir comme si c'était hier. « Et si je ne m'étais pas arrêté un quart d'heure auparavant pour enlever mon pull parce qu'il faisait chaud », disait souvent mon père... Ma mère un brin plus philosophe disait que nos existences étaient peuplées de plein de petits événements comme cela et qui nous avaient sauvé la vie plusieurs fois et on ne le saurait jamais...
Par-delà l'idée de relier cette histoire intime au thème universel de la mort, le travail romanesque de
Brigitte Giraud aura permis de fouiller tous les interstices de sa douleur et de son chagrin, ne rien laisser en suspens. Et c'est une écriture délicate, pudique, sans pathos, qui nous est délivrée ici et qui m'aura touché en définitive, pour différentes raisons...
Ironie du sort, je découvre un des chapitres du récit qui s'intitule : « Si
Stephen King était mort dans le terrible accident qu'il avait eu trois jours avant Claude. » Car Claude était passionné par les livres du grand auteur américain... Alors j'ai souri car je venais de terminer quelques jours plus tôt une lecture prodigieuse, immense, 22/11/63, où un des personnages du livre s'immerge dans une faille spatio temporelle pour venir dans le passé, cinquante ans plus tôt afin de tenter d'inverser le cours des choses... Bien sûr dans ce chapitre
Brigitte Giraud demeure toujours sur la frange épaisse de la réalité, mais je l'ai imaginée alors rêvant d'ouvrir dans la béance de son chagrin une de ses failles où elle aurait pu s'engouffrer, revenir au 22 juin 1999 ou peut-être un peu plus tôt d'ailleurs, quelques jours auparavant, se saisir de ce maudit compromis de vente posé sur le bord d'un bureau et le déchirer d'un geste sec, d'un coup, comme cela, comme on tranche une vie en deux...
Et puis il y a aussi la bande-son des années 90. Et cette chanson que j'ai follement aimé, le courage des oiseaux de
Dominique A., - que j'ai eu le plaisir de voir en concert à Brest, elle était leur hymne à eux deux. Cette chanson ressemble un peu à ce récit, avec une émotion souterraine, je n'écouterai plus jamais cette chanson de la même manière...
Ce livre ne sera peut-être pas une grosse cylindrée du Prix Goncourt. Qu'importe, la douleur intime d'un deuil n'est d'aucun prix.
Et n'en déplaise à quelque sotte critique misogyne dérapant et se vautrant en sortie de route, je me suis alors demandé : « Et si
Brigitte Giraud avait été un homme... » Ce récit est grand parce qu'il touche au coeur dans nos parcours intimes...
En cela, il y a un côté presque intouchable qui protège ce livre des bruits dérisoires du monde.
Pourquoi ceux qu'on aime traversent parfois nos existences comme des comètes ou des bolides ?
Si on pouvait les arrêter dans leurs courses, qu'adviendrait-il de nos propres vies ?
♫ Dieu que cette histoire finit mal
On imagine jamais très bien ♬
♫ Qu'une histoire puisse finir si mal
Quand elle a commence si bien ♩ ♩ ♩