Voici une autre banalité, également accueillie avec ferveur et dont le cliché fournit un tirage considérable :
- Vous vous tuerez ! vous travaillez trop ! il faut vous reposer; venez donc nous voir, cela vous fera du bien, cela vous distraira !...
Cela me distraira ! Hé ! c'est justement ce dont je me plains et ce dont on ne se charge que trop !... Se distraire, à un moment donné, librement choisi, à la bonne heure; mais être distrait, à contretemps, c'est être désorienté, déraciné.
Le travail, une fatigue ! le travail un danger ! Ah ! qu'il faut peu le connaître pour lui faire pareille injure ! Non, le travail n'a ni cette ingratitude ni cette cruauté, il rend au centuple les forces qu'on lui consacre, et, au rebours des opérations financières, c'est ici le revenu qui rapporte le capital.
S'il est au monde un travailleur occupé sans relâche, - et Dieu sait de combien de façons,- c'est assurément le cœur : de la régularité permanente de ses battements dépend celle de notre respiration, ainsi que la circulation de ce sang qui charrie et distribue à chaque organe avec un discernement si merveilleux, les divers éléments nécessaires à l'entretien de leurs fonctions; et tout ce magnifique ensemble se déroule jusque pendant notre sommeil, sans un moment de trêve. Que dirait le cœur, si on lui conseillait, à lui aussi, de ne pas travailler tant que cela, de prendre un peu de repos, de se distraire, enfin ?
Or le travail est à la vie de l'esprit ce que le cœur est à la vie du corps; c'est la nutrition, la circulation et la respiration de l'intelligence.
Toute œuvre d'art doit éclore sous la lumière personnelle de la sensibilité, pour se consommer dans la lumière impersonnelle de la raison. L'art , c'est la réalité concrète et sensible fécondée jusqu'au beau par cette autre réalité, abstraite et intelligible, que l'artiste porte en lui-même et qui est son idéal, c'est à dire cette révélation intérieure [...].
A force d'entendre bourdonner autour de lui tant d'opinions diverses, d'éloges, de critiques, d'engouements pour telles productions en vogue, l'artiste en arrive insensiblement à douter de lui [...]. La voix de son guide intérieur disparaiî dans le bruit de ce tourbillon, et c'est aux caprices d'une faveur inconstante comme la mode qu'il mendie vainement le point d'appui qu'elle ne peut donner. On dit : "Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son". Cela dépend du métal et de la fonte de la cloche, qui, lorsqu'elle est parfaite, donne une admirable série de vibrations harmonistiques, mais entendre à la fois toutes les cloches, quelle horrible cacophonie !
Prenons-le [l'artiste] donc pour ce qu'il est, laissons-le être tel qu'il est; c'est le seul moyen de le laisser devenir tout ce qu'il peut être.
Dès que le Dieu caché, le Dieu dont le règne est au dedans de nous, dès que Celui-là est absent, il faut bien se fabriquer des idoles. De là, tant d'artistes préoccupés de se répandre, de se montrer partout, de s'appuyer sur ce bâton fragile de la réclame dont les débris jonchent la pénible route de tant d'âmes sans ferveur et de tant d'ambitions vulgaires.
Charles Gounod. O ma belle rebelle. Jean-Paul Jeannotte.