Les nouvelles de
Felisberto Hernández nous immergent dans un univers hybride, étrange et énigmatique, et pourtant pas tout à fait fantastique, comme l'explique
Julio Cortázar dans sa préface à l'ouvrage. En effet, si l'on s'attarde sur les événements ou les personnages qui habitent ces textes, tout y est vraisemblable, bien qu'inhabituel. On ne peut pourtant s'empêcher de relever l'ambiguïté qu'y instaure l'auteur, et qui en fait en grande partie le charme, ambiguïté consistant à nier l'absurdité ou la bizarrerie de situations auxquelles le pragmatisme du lecteur tentera peut-être de trouver une explication. En vain.
Mais de quoi est-il donc ici question ? Dans le texte qui donne son titre au recueil, et qui en est le plus long, le héros, Horatio, collectionne des poupées grandeur nature qu'il fait installer chaque soir dans des vitrines, le but étant alors de deviner le sens des mises en scènes ainsi réalisées. L'une d'entre elles, baptisée Hortense, est la réplique de sa femme Marie, le couple et la poupée formant un étrange trio.
Les autres nouvelles évoquent notamment une maison inondée par une veuve qui depuis la perte de son mari, éprouve une fascination pour l'eau, convaincue que quelqu'un, voulant communiquer avec elle, y a laissé un message ; un pianiste désargenté reconverti en vendeur de bas qui s'aperçoit qu'en pleurant sur commande, il augmente significativement son potentiel commercial ; un homme persuadé d'avoir été un cheval ; un musicien employé pour jouer à la seule intention d'une femme vivant recluse dans sa vaste et triste demeure…
Des récurrences traversent les textes. Les objets y sont parés par l'imagination des personnages de pouvoirs qui les font accéder au rang de symboles ou d'être pourvus de volonté. On y croise à plusieurs reprises des femmes que leurs proportions immenses font ressembler à des vaches, dont "le corps semble s'être développé comme les alentours d'un village dont elles se seraient désintéressé", qui suscitent la fascination d'un narrateur qui semble toujours être le même (sauf dans "
Les Hortenses", seule nouvelle où le "je" fait place à la troisième personne). Il s'agit souvent d'un pianiste tirant le diable par la queue (à l'instar de l'auteur), combattant l'écrasante déception que lui procure la vie, la profonde mélancolie qui le hante par divers subterfuges, en "isolant les heures de bonheur pour s'y enfermer" ou en "volant des yeux (...) un objet qui ne soit pas sous ses gardes pour l'emporter dans sa solitude."
On suit le fil, dérouté mais curieux, attentif aux silences qui ponctuent la narration, cherchant des symboles là ou sans doute il n'y en a pas, dans les dialogues parfois obscurément poétiques ou dans le regard insolite que les héros portent sur les choses. On attend des chutes qui ne viennent pas, comme si le récit en lui-même ne comportait pas d'enjeu, et n'était qu'un reflet, sans début ni fin, de cette longue intrique qu'est la vie. Il émane de l'ensemble un charme étrange et poétique, comme si on était transporté dans une autre dimension qui à la fois dépasse l'ordinaire et semble atteindre une version finalement plus juste et plus précise d'une réalité sondée au-delà de ses apparences trompeuses.
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