Le grand intérêt littéraire de ce livre, c'est d'avoir été rédigé à la manière d'un scénario de film, reconstituant, minutieusement, six parcours de vie dont on peut penser que, s'ils n'épuisent pas la diversité des situations, en constituent une part représentative. Des ouvrages documentaires plus précis, plus exhaustifs, plus effrayants aussi sans doute existent. Mais ce texte donne d'emblée à voir, de façon très détaillée, les histoires de six survivants de l'explosion atomique d'
Hiroshima, survivants que l'auteur a rencontrés et patiemment interviewés : une secrétaire travaillant dans une grande entreprise, un médecin d'hôpital, un chirurgien possédant une clinique privée, un prêtre allemand, un pasteur japonais et une veuve de guerre avec ses trois enfants. Les six récits se déroulent en parallèle, se croisant, se mêlant au fur et à mesure que l'horreur se dévoile. Les six vies brisées sont décrites avec une telle précision, que l'auteur donne l'impression qu'il les a personnellement connues, qu'il est lui-même Japonais. Il réussit en cela à nous rendre si proches, si accessibles, les vies des Japonais d'alors.
Il situe chacune des personnes qu'il a interviewées, à la fois géographiquement – distance par rapport au point d'explosion de la bombe – et socialement – profession, famille, rôle social, etc. Il retrace, avec une précision étonnante, leur activité la veille, le jour-même, puis pendant les heures qui ont suivi l'explosion. Ce qu'elles ont vu, ressenti, les bouleversements subis, comment elles ont réussi à sortir des décombres, comment elles se sont aussitôt occupées de leurs proches. Leur survie semble ne tenir qu'au hasard des configurations dans lesquelles elles se trouvaient : la présence d'un rocher sous lequel untel a plongé, un mur placé au bon endroit, le fait de s'être éloigné pour réaliser une course. Grâce à un style très vivant et à un certain sens de l'intrigue, l'auteur parvient à recréer une sorte de suspens, comme s'il s'agissait d'une fiction. Tout au moins au début.
Il y a certes un aspect répétitif, mais c'est pour rendre plus palpable la sidération et les réactions des premières heures et jours qui ont suivi le drame. Personne ne comprenait ce qui avait pu produire une telle catastrophe. L'immense majorité des points de repère avaient disparu. La plupart de ceux qui n'avaient pas tout de suite succombé à la destruction erraient au hasard, perdus, choqués, abasourdis, de plus en plus fatigués. Perdant leur sang, aveuglés, estropiés, brûlés ou agonisant. Ils doivent contourner les incendies, fuir sans savoir où, se débrouiller en l'absence de secours – ainsi, le médecin hospitalier raconte comment il suppurait les plaies, seuls face à des centaines de blessés, enchaînant les gestes automatiques. Dans leurs tentatives pour se mettre en lieu sûr et trouver de l'aide, nos six survivants traversent des quartiers rasés où s'entassent des cadavres, jonchant le sol au milieu des monceaux de gravas, des femmes et des hommes hurlant de douleur, assoiffés, implorant, sans que personne ne puisse rien faire.
Après les descriptions des scènes initiales, l'auteur nous montre l'apparition des premiers symptômes causés par les fortes doses d'irradiation chez ces survivants, appelés les hibakusha, composé de « hi » = affecté + « baku » = bombe + sha = personne. le terme a surtout été utilisé pour les survivants des explosions nucléaires.
Hersey insiste également sur l'absence de compassion et de prise en charge par les institutions publiques et plus généralement par la population pour venir en aide aux survivants, tous frappés, à des degrés divers, d'atroces pathologies, évolutives, les affaiblissant peu à peu, réduisant leurs capacités à travailler, donc à subvenir à leurs besoins.
On pourrait ici parler comme la philosophe américaine
Judith Butler et souligner à quel point ces personnes ont souffert d'une vulnérabilisation sociale, sociopolitique, du fait de cette mise à l'écart, de ces processus sociaux d'exclusion et de manque d'attention collective.
Un dernier chapitre a été ajouté en 1985, dans lequel l'auteur poursuit les récits de vie de ces six témoins qui lui sont sans doute devenus très proches. Nous découvrons l'existence qu'ils ont menée depuis la première publication de l'article dans le magazine
The New Yorker, tous subissant différentes conséquences de l'irradiation, tous tentant de se relever pour reprendre une vie pas si évidente. Incroyable énergie des survivants presque aussitôt après l'explosion, certains cherchant à apporter leur aide – essentiellement inefficace par manque de moyen – à des plus touchés qu'eux. Nous entrevoyons les efforts démesurés pour reconstruire la ville et la place de ces six existences dans le tourbillon général d'énergie, l'aide que leur ont apportée certaines personnes bienveillantes, l'aide que leur ont refusée la plupart des autres.
Étrangement, le texte donne l'impression que les survivants n'ont manifesté ni colère ni haine envers les autorités japonaises ou américaines, pas plus qu'envers la population qui les a exclus, ignorés, maltraités, comme s'ils s'étaient résigné à leur sort. Se seraient-ils convaincus d'accepter leur déclassement social, leur déchéance, en contrepartie de leur survie ?
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