Ouverture. Dans l'intimité du salon familial l'invitation à dîner de l'ancien ambassadeur Norpois envisagée par les parents du narrateur est prétexte à reparler de deux « connaissances » : Swann que son mariage avec Odette a changé et qui n'est plus en odeur de sainteté et Cottard, ancien fidèle parmi les fidèles chez les Verdurin, qui sous la permanence de ses blagues vaseuses, barbe et moustaches rasées, est à présent un clinicien pointu, froid et distant, appelé bientôt en renfort du médecin de famille au chevet du narrateur… A l'âge où ses jeux aux Champs-Elysées avec la jeune Gilberte ne sont plus du tout innocents ce dernier, sous les traits candides et inquiets que nous lui connaissons maintenant, entre vapeurs de cognac (recommandé par la faculté) et crises d'étouffements, bataille avec ses émois adolescents et les doutes qui accompagnent son attrait balbutiant pour la littérature. L'obsession d'approcher Gilberte et le désir de connaître l'univers feutré parisien et haussmannien des Swann, dont le décor succède à celui du Combray de son enfance, constituant l'essentiel de cette première partie du roman traduit en BD... Mais auparavant, la scène du dîner, qui voit l'ex-diplomate Norpois faire une entrée remarquée et pontifiante dans la fresque proustienne, reste un morceau d'anthologie le jour même où, contre avis médical, le narrateur a entendu La Berma dans Phèdre avec sa grand-mère, ses parents ayant enfin exaucé son désir d'aller au théâtre. Roman ou BD, on s'y délecte tout autant de “l'esprit de chancellerie” du père Norpois, monocle à l'oeil gauche, de la manière dont il relaie les cancans des salons ou des ministères, édifie et démolit avec aisance les gloires du moment (La Berma, Bergotte), louant au passage l'art du « maître queux » et le boeuf en gelée qui atterrit dans son assiette ou honorant plutôt la salade d'ananas et truffes d'un silence religieux. Et Françoise vole bientôt la vedette à
Michel-Ange et au roi Théodose au milieu d'un flot continu d'amabilités obséquieuses ou de politesses surfaites entre lesquelles Norpois dissémine les conseils littéraires au fils bredouillant, honteux de sa nullité intellectuelle, et financiers au père, satisfait de ses placements boursiers (sa paire de bésicles, dessinée telle un défi jeté à l'arcade sourcilière fixe de l'ex-plénipotentiaire).
Une bien longue attente a été infligée aux lecteurs de cette adaptation graphique de la Recherche depuis la sortie des deux derniers albums de "A l'ombre des jeunes filles en fleurs" (publiés en 2000 et 2002). Et la question de savoir pourquoi la deuxième partie du roman a précédé la première, "Autour de Mme Swann", à laquelle on ne croyait même plus à de quoi dérouter et reste en suspens… Mais cela n'enlève rien à la bonne surprise causée par l'apparition de ce nouveau volume aux rayons des librairies et l'annonce de sa suite prochaine. Qu'importe le temps dans un projet de cette nature. Seul doit compter – en ce pluvieux anniversaire du Goncourt 1919 – le plaisir de s'abandonner aux Jeunes filles en fleurs. Les qualités du travail, fidélité à l'ADN de l'oeuvre, séquençage soigneux du roman et respect du texte original, dont on (re)lit avec bonheur de larges extraits, ont été soulignées. Ce dernier album (il y en aura bientôt huit) ne gâte en rien un ensemble dessiné en cours de constitution qui donne beaucoup à lire (chose rare), commencé en 1998. Il authentifierait s'il le fallait la complicité de l'auteur avec
Proust. le trait naïf reproché parfois appuie au contraire le comique de certaines situations. On espère ne plus douter que
Stéphane Heuet, pas forcément convaincant à ses débuts, n'aille au terme de son entreprise contre vents et marées (il paraît qu'il a le pied marin), par-delà les bizarreries éditoriales qui perdurent depuis son lancement et qu'il puisse réserver longtemps à ses aficionados ces bonheurs inespérés de lecture, minuscules et totalement proustiens, tel celui du narrateur devant la lettre de Gilberte l'invitant à ses goûters et lui ouvrant enfin la porte d'un nouveau monde signant par là son retour en grâce auprès des parents Swann (p. 36). Tout vient à point à qui sait attendre.