C'est en pensant aux billets de Michel69004 et à la manière dont ils avaient titillé ma curiosité que j'ai emprunté Sérotine. En attendant de trouver
Anéantir et l'essai Misère de l'homme sans Dieu, je me suis dit que je pourrais commencer par quelques romans plus anciens puisque je n'avais lu, jusqu'à présent que
La carte et le territoire. C'est sans doute la figure interlope mais combien médiatique de
Houellebecq et son succès considérable qui m'avaient jusqu'ici retenue. Et puis, je n'avais pas tellement envie de respirer de l'aigreur à longueur de pages et c'est la crainte que je nourrissais.
A tort, ai-je constaté, enchantée, lors de mes premiers éclats de rire au début de
Sérotonine. L'humour pince sans rire du narrateur, la candeur avec laquelle il énonce des horreurs m'ont complètement séduite. Bon, ensuite, j'ai moins ri. Et j'ai compris que le propos paraisse trop abject pour être honnête, que tant de noirceur puisse amener le lecteur à sombrer, désabusé, avec le narrateur ou à rejeter rageusement un livre dont l'intrigue ne chante pas les jolis lendemains. Un livre dont le propos ne mène à rien.
Souvent, ce que je reproche à une certaine forme de littérature française contemporaine, c'est son aspect didactique et éthéré. Entre la fable philosophique et la démonstration argumentée, elle nous livre des personnages totalement hors sol, sans profondeur ni fonction autre que celle d'illustrer une thèse. Pas de cela avec
Sérotonine, le narrateur n'a aucune thèse à défendre, ne promeut rien, ne revendique que l'échec de son existence. Et pour ce qui et de la dimension incarnée de l'intrigue, on est immergé dans le pragmatisme au plus fort du terme : importent ainsi le fait de devoir trouver une chambre dans un hôtel acceptant les fumeurs ou de refaire le plein de Calvados,
Grand Marnier et autres victuailles avant une plongée plus profonde que les précédentes dans la solitude et le désespoir blanc. Et cette misère des contingences dit autant sinon mieux que tout trémolo tragique le paradoxe d'une existence qui n'attend plus rien mais organise rationnellement sa survivance.
Quant à la satire du monde contemporain et au scandale moral, il y a dans les propos de
Sérotonine une crudité qui aurait pu prétendre être misogyne si elle ne visait que les femmes. Mais les aspirations viriles des hommes, leur obsession pour la baise ou le grave symptôme que représente le fait qu'ils n'en soient plus obsédés, l'humilité avec laquelle sont narrées les plus navrantes de leurs petites expériences montrent combien la charge dépasse l'attaque d'un sexe et vise tout ce qui est humain. Et, sous des couches et des couches de cynisme provocateur, combien est attendrissante, attachante cette humanité, malgré le scandale qu'il y a à imaginer qu'elle se réduire à cette petitesse.
Et c'est là, à mon sens, que
Houellebecq fait véritablement oeuvre de littérature. La question n'est pas de savoir ce qui est moralement condamnable ou pas, ce qui fait scandale ou pas, quelle vision (sombre, très sombre) du monde cela traduit. Non, ce qui fait le livre, c'est la manière dont cette matière de désespérance et de spécificité humaine est tissée. La manière dont le récit fait émerger des personnages, dont leur rémanence s'entrelace et poussent le narrateur dans ses ultimes retranchements. Les égéries du narrateur, tour à tour inspirantes (et trahies) ou navrantes (et quittées) recomposent un univers mental en déliquescence délirante, accompagnent le narrateur dans son aspiration vers le néant, la déréliction. C'est magnifiquement accompli.
En lisant
Sérotonine, en y repensant, j'y vois de plus en plus de points communs avec Madame Bovary. Pas tant dans le motif d'une ruralité normande, cadre des deux intrigues, que dans l'intention de son auteur de peindre un monde, petit, mesquin, tragique. Que de planter la béance entre les aspirations d'un être et ce que ses propres possibilités, le monde, lui ont offert pour les combler. Dans la minutie avec laquelle nous est rapportée les conditions d'un drame qui ne parvient jamais à aucune grandeur.
Et puis, autre écho de lecture, il m'a semblé retrouver quelque chose de
Beckett dans la façon dont l'univers du narrateur se réduit petit à petit à mesure que passent les souvenirs des femmes et que s'écroulent les vaines espérances d'une jeunesse pourtant même jamais engagée. Tout se réduit et n'en finit pas de se réduire. « Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » (
Fin de partie)
Un grand, grand auteur,
Houellebecq, vraiment.