La première page de l'album peut sembler conventionnelle et même décevante : style suranné et ambiance "années 50", où des personnages habillés en costume de ville débattent gravement de l'avenir de l'humanité. L'univers britannique de pacotille d'EP Jacobs est bien là. Mais pas pour longtemps! Car comme dans la "Marque Jaune", ce n'est qu'un cadre pour un récit rythmé par un suspense haletant.
La trame narrative est sans doute la plus simple et la plus efficace possible de toute la science fiction : une machine à remonter (ou anticiper) le temps. Ce qui crée un sentiment d'extrême rapidité, une impression de mouvement aléatoire et imprévisible. La perte de repères est angoissante puisque cette machine a été détraquée par son créateur, le "diabolique" professeur Miloch. A la première lecture, on douterait presque de l'issue inévitable du récit conventionnel, où inévitablement, les bons gagnent et les méchants perdent : Mortimer s en sortira-t-il?
Ce Mortimer là est aussi aux abois que le detective Deckart dans Blade Runner, ce qui le rend bien plus intéressant que le scientifique suffisant qui hante le Centaur Club un verre de brandy à la main. Contrairement au personnage présenté dans les autres albums de la série, Mortimer est seul et gravement menacé. Il s'est délibérément dépourvu de son alter ego Blake, qui lui avait demandé d'attendre son retour avant d'aller explorer la maison léguée par le professeur Miloch, où gît, selon ce dernier, la plus grande découverte scientifique de tous les temps. En proie à la tentation, Mortimer ne peut résister et franchit le pas -- ou faut-il dire l'hubris.
Grave erreur. Une fois qu'il a enclenché le "chronoscaphe" du professeur Miloch, son voyage dans le temps se déroule de manière catastrophique. Perdant sa superbe, il éprouve régulièrement des sentiments de surprise, de panique et d'égarement. Il perd son casque dans les marécages préhistoriques, puis le retrouve, mais doit fuir d'horribles dinosaures. Propulsé in extremis en plein moyen-âge, il affronte en duel un horrible géant menant la rébellion des Jacques, avant de se retrouver dans le futur, prisonnier d'une sorte de ligne Maginot dévastée où il est accablé de faim et de soif. Il en devient alors le chef charismatique : la formule "quand viendra l'homme roux tombera le joug", transmise de génération en génération, le prédestine à ce rôle.
Tout repose sur l'improvisation dans ce monde imprévisible. le combat contre les dinosaures précède le duel contre le chef des Jacques, suivis de la confrontation du héros au traître, et enfin contre les robots. Et aux yeux perpétuellement écarquillés de Mortimer s'oppose le regard froid et métallique de la "chose" cauchemardesque qui hante les sous sols de la cité détruite.
Cette impression de fragilité humaine accompagne et soutient un rythme haletant, constitue de brusques sauts d une époque a l'autre au gré de péripéties imprévisibles. Et pourtant, c'est bien d une fausse impression d'irrationnel et de danger qu'il s'agit. le cadre dans lequel se déroule l'histoire est solide puisque le présent des années 50 , douillet et confortable, du club et de la chambre d'hôpital encadre un déplacement dans le temps qui, en fait, est plutôt linéaire. Ce voyage est en fait chronologiquement cohérent puisqu'il conduit du passe préhistorique lointain au passe moyenâgeux puis à un futur apocalyptique, tous trois étant situés au même endroit : la "bove de la damoiselle" indiquée dans la lettre du professeur Miloch. Et au cours de ces trois étapes, le protagoniste a une mission toute simple : survivre en combattant des monstres, et revenir. Mortimer résiste, reçoit de l'aide, s'adapte et survit.
Cette stabilité s'appuie sur une structure narrative classique puisque EP Jacobs s'est manifestement inspiré de la subdivision en cinq mouvements qui structure la tragédie classique et l'opéra, dont il était féru.
Ce développement en cinq actes est néanmoins perturbé par une petite boucle temporelle supplémentaire. Mortimer, de retour du futur, tâtonne avec son chronoscaphe détraqué et se retrouve dans la bove, juste avant que le savant fou Miloch ne mette la dernière main au piège diabolique. puis il parvient à revenir dans le présent initial, et la machine explose. Manière, sans doute, de préserver la part d'imprévisibilité du récit.
Oeuvre faussement innovatrice et finalement conventionnelle? Chef d'oeuvre de trompe- l'oeil baroque, plutôt. Tandis que le regard du protagoniste s'égare et que le sens de l'histoire se dissout, la quête s'accomplit : une stabilité narrative sous tend l'instabilité d'un récit apparemment chaotique.
Au moyen de cette structure narrative double, Jacobs revisite tous les genres associes à la science fiction depuis l'émergence de
Jules Verne, et même, annonce la science fiction à venir. On retrouve en effet, condenses et mélangés,
Le voyage dans le temps inaugure par
HG Wells dans "
la machine a explorer le temps",
Le thème du savant fou, méprisé et rejeté par ses pairs, dévoré par la vengeance (voir "l'Ile du Docteur Moreau" et bien entendu "la Marque Jaune" du même Jacobs),
L'univers moyenâgeux de la littérature enfantine destinée aux garçons dans la première moitié du vingtième siècle. On peut également déceler une allusion plus obscure aux cachots sinistres des romans gothiques anglais, ou aux trésors cachés des Templiers (thèmes ensuite repris dans de nombreux films, y compris dans les Visiteurs)
La confrontation impossible de l'homme au dinosaure, thème récurrent des films de série B et des magazines de "pulp fiction" américains,
Le mythe résistancialiste popularisé après 1945, passé au filtre de la science-fiction, où des combattants luttent désespérément dans l'ombre contre un ennemi robotisé apparemment invincible (on pense au "Terminator" de
James Cameron, à "Star Wars" ou à la série "V")
Un futur apocalyptique dévasté par la guerre nucléaire, souvent illustré dans la littérature et le cinéma durant la guerre froide, mais déjà esquissé dans "
la Guerre des Mondes" de
HG Wells. On peut également y lire une préfiguration de l'univers dégradé et cauchemardesque où évoluent les personnages d'
Enki Bilal, en particulier dans l'épisode des galeries souterraines de la "Cité Interdite."
Tous ces épisodes où sont cités les genres associés a la science fiction représentent en fait bien plus que des citations. En fait, ces citations sont fondues en une totalité cohérente par l'intermédiaire du chronoscaphe, saisissante matérialisation du chronotope de Michail Bakhtine. En effet, cet appareil détraqué lie l'espace et le temps en un tout en constante évolution. Bien plus, ce que le chronoscaphe nous propose, c'est un voyage dans le temps de la bande dessinée elle-même : présent, passé et devenir.