Il paraît qu'un jour - ou plutôt une nuit - un savant un peu fou s'est enfermé dans son laboratoire, sur Pluton ou sur Mars, pour mélanger quelques gouttes de Carver, un trait de Kerouac, une pincée de
Bukowski, une vapeur de
Rimbaud et deux doigts de Wallace dans un étrange liquide fluorescent dont lui seul connaissait les propriétés. Malgré l'odeur de soufre qui se dégageait de l'éprouvette ébréchée, il eut le courage de gouter ce breuvage : c'était amer d'abord et puis curieusement doux, ça saoulait sans en avoir l'air, ça déformait les paysages, ça faisait rire bêtement des choses les plus triviales, le monde fondait et se recomposait, on se sentait bien, on se sentait orphelin, c'était horrible, et ça donnait envie de recommencer ! Quoi que siphonné, notre savant était pragmatique comme beaucoup de savants, et ne voyant pas trop à quoi tout cela pourrait bien servir, il balança le récipient par dessus l'épaule, et n'y pensa plus.
Au terme d'une longue traversée du vide intersidéral, glacé et et bourdonnant, le mélange tomba, putain de poisse, directement dans la bouche grande ouverte de ce fainéant de
Denis Johnson, qui devait comme à son habitude dormir sur le bas-coté de la route, à attendre une improbable voiture qui le mènerait plus loin, là bas ou nulle part. Il réagit à peine. Mais il en fut changé à jamais. Évidemment, il se réveilla en chantonnant une vieille chanson de
Lou Reed, la nausée bien chevillée au corps, comme tous les jours. Mais ce qu'il ne savait pas encore, c'est que la prochaine fois qu'il allait prendre sa vieille plume toute cabossée, ça serait pour écrire "Jesus'son".
Bon, je vous laisse découvrir la suite par vous même, car cette saloperie de bouquin est exactement à l'image du Réel : plus on essaye de l'expliquer, et moins les gens comprennent de quoi on veut parler. Denis a chopé la combine : plutôt que d'élaborer de longues théories, pourquoi ne pas montrer du doigt. Les détails absurdes, merveilleux, les illusions d'optiques, l'avenir qui fait l'amour au passé, les reflets, les rencontres, montrer du doigt la souffrance et la joie, l'absurdité de tout ça, et tant pis si tout le monde regarde le doigt, on s'en fout, on aura bien ri, on est là, ensemble, et le reste…
Oh, le reste, il se pourrait bien qu'il réside lové au coeur de la dernière phrase du livre - dernier petit couteau - scintillante comme les autres, précise comme les autres, aussi rapide, aussi amoureusement cruelle et tendrement assassine que ses soeurs, qui vient couper l'ultime fil de l'écheveau qui nous oppressait mais qui nous tenait chaud : "Tous ces déglingués, et moi au milieu d'eux qui allais chaque jour un peu mieux. Je n'avais jamais soupçonné, jamais même imaginé ne serait-ce que le temps d'un battement de coeur, qu'il puisse exister un lieu pour des gens tels que nous"