Le 9 septembre 2014, l'écrivain anglais
Graham Joyce, auteur de quatorze romans et de plusieurs dizaines de nouvelles, décède des suites d'un lymphome. Pour le milieu de l'imaginaire, et bien au-delà, la perte est immense.
Multi-primé (il a remporté cinq fois le British Fantasy Award !) et largement reconnue comme le digne successeur d'
Arthur Machen ou
Algernon Blackwood,
Graham Joyce a surtout marqué le public français pour son roman
Lignes de Vie, initialement publié aux éditions Bragelonne et repris l'année dernière dans la nouvelle maison de
Stéphane Marsan.
Sublimement traduit par une
Mélanie Fazi au sommet de son art (et qui lui a valu le Grand Prix de l'Imaginaire de la meilleure traduction),
Lignes de Vie illustre à merveille le registre si particulier, à la fois désuet et sensiblement magique, qui baigne l'oeuvre de
Graham Joyce.
Après l'orage
La Seconde Guerre Mondiale s'est terminée et avec elle les terribles bombardements aériens qui ont ravagé les villes anglaises. Désormais libéré des avions de la Luftwaffe, le ciel britannique rayonne sur une contrée dévastée qui commence à peine à panser ses blessures.
L'une de ces villes, c'est Coventry, où réside la famille Vine, survivante du terrible bombardement du 14 Novembre 1940 durant laquelle le centre historique s'écroule sous les bombes incendiaires larguées par les bombardiers allemands.
Cassie, l'une des filles de la famille Vine, attend sur les marches de la National Provincial Bank. Dans ses bras, un enfant, son enfant, qu'elle doit donner à une autre femme en mesure de lui donner une vie convenable.
Pourtant, au dernier moment, Cassie décide de garder celui qu'elle nommera Frank. Pour l'éduquer et le protéger, elle demande l'aide de ses six soeurs et de sa mère, la vénérable Martha. Bien que la mission semble impossible, chacune des soeurs accepte d'épauler la jeune mère et son enfant à tour de rôle. Car on est comme ça dans la famille Vine, on se serre les coudes et on traverse les pires épreuves.
Si Cassie a besoin d'aide, c'est parce que Cassie a ses moments, ses coups de folie où elle fait des choses improbables et où elle discute avec des gens qui n'existent pas. Dans la famille Vine rôde un drôle de spectre, celui de l'au-delà et de ses morts. Martha reçoit la visite régulièrement d'étranges personnages tandis que Cassie converse avec son père mort depuis quelques années déjà. Qu'en sera-t-il de Frank, dernier né de cette drôle de famille ? A-t-il hérité du don lui aussi ou devra-t-il simplement traversé les changements de l'Après-Guerre avec ses oncles et ses tantes ?
Maison des mères
Lignes de Vie, comme son nom l'indique, c'est la trajectoire existentielle de plusieurs personnes après le désastre.
Graham Joyce porte son regard sur une famille exclusivement féminine, prenant le contre-pied de cette guerre exclusivement masculine, comme si le futur appartenait aux femmes, à celles qui ont remplacé les hommes partis aux front et qui ont tout autant contribué à la victoire que les soldats eux-mêmes.
Dans la famille Vine, on trouve de personnalités bien trempées : Aida la rentre-dedans et son mari embaumeur, Olive la mêle-tout et son ancien soldat d'époux, Una la fille de la terre et son fermier, les pieuses jumelles Evelyne et Ina, la révolutionnaire Beatie et son libre-penseur de compagnon et enfin Cassie, la petite Cassie qui se perd parfois dans le monde.
Pour présider à cette petite cour, il y a Martha, un roc de femme à l'intelligence acérée et à la bienveillance astucieuse. Martha, avec Cassie et Frank, forme le triumvirat primordial de cette histoire familiale.
Graham Joyce, à travers cette vieille femme que les Morts visitent, raconte l'ancienne génération, une génération de gens simples et bons, des gens qui ont donné tout leur amour à leur famille et ont dévolu chacun de leurs actes au bien-être de leur enfant…même quand tout semble aller de travers, même dans les bombes, même dans le rationnement, même dans les déchirements.
Lignes de Vie raconte avec une aisance extraordinaire le parcours de ces femmes-là, arrivant à ce prodigieux tour de force qu'est celui d'incarner chacune avec une authenticité poignante sans jamais juger ni l'une ni l'autre.
Portraits de vie et lignes d'avenir, voilà le mélange de base de ce roman aux doux relents fantastiques qui attisent la curiosité de son lecteur par petites touches discrètes d'éléments fantastiques.
Un fantôme, c'est ce que je suis
Au milieu de cette ode féministe bienveillante et émouvante,
Graham Joyce glisse des éléments fantastiques. En effet, une malédiction ou un don, on ne sait pas trop, coule dans les veines des Vine. Ils sont capables de voir ou de converser avec des personnes disparues. Rien de spectaculaire et surtout, rien d'ardemment désiré car, comme chacun sait, ce don là est à double tranchant, seuls ceux qui le parodie en font étalage.
Lignes de Vie distille ainsi de pages en pages de petits événements discrets : la visite d'un soldat qui ne devrait pas être là, les paroles de Cassie pour un père qui n'est plus de chair, les jeux de Frank avec l'homme-derrière-la-vitre lui demandant des choses incongrues. Ce qui ravit dans cette façon douce d'introduire le fantastique au coeur d'un récit familial et historique, c'est cette sensibilité et cette poésie que mêle l'auteur britannique, refusant les longues expositions magiques ou surnaturelles, ne laissant jamais l'inexpliqué prendre le pas sur la vie de ses héroïnes. le propos du roman n'est pas d'arriver à vivre une aventure étrange ou effrayante mais d'immiscer une couche supplémentaire entre le réel et le lecteur, puisque tout ne peut s'expliquer et que le monde est rempli de mystères, surtout pour ceux qui voient plus loin que les autres.
« Qu'est-ce qu'un fantôme ? » s'interrogeait
Guillermo del Toro dans son chef d'oeuvre L'échine du Diable ?
Lignes de Vie procède un peu de la même manière, il glisse un élément surnaturel (la communication avec l'au-delà) pour mettre en valeur le rôle de ceux qui ont survécu et qui reconstruisent, ceux qui restent, porteurs de mémoires et passeurs d'espoir.
Coventry demeure
Mais si le véritable héros de cette histoire n'était ni la famille Vine ni l'élément surnaturel ?
Si le véritable héros de
Lignes de Vie n'était autre que Coventry comme Northampton était le héros de
la Voix du Feu d'
Alan Moore.
Graham Joyce connaît bien Coventry puisqu'il est né à côté dans un petit village minier. Plus qu'un hommage à l'histoire de la ville,
Lignes de Vie met en valeur les habitants de Coventry pour illustrer leur courage et démontrer un fait universel : la ville n'est que le fruit de ceux qui l'habitent.
À travers la bouleversante nuit du bombardement et les actes de bravoure insensés de Cassie,
Graham Joyce émeut.
Ville martyre où l'Histoire a brûlé, Coventry a pourtant ressuscité, incarnant une nouvelle fois les valeurs de ceux qui l'habitent, s'adaptant à l'époque et aux nouvelles tendances.
Du communisme à l'évangélisme, des rêves d'un centre ville entièrement piéton aux pots-de-vins qui rongent les meilleures intentions, Coventry vit et
Graham Joyce nous offre ainsi le portrait de tout une époque, celle de l'Après-Guerre, où l'on voulait construire un monde meilleur sans voir que les vieux démons rodaient toujours non loin.
Lignes de Vie incarne cette immortalité des êtres avec une force égale à celle de ses personnages, avant-garde d'un féminisme salutaire et reflet des révolutions à venir. Si l'histoire n'a rien de spectaculaire, elle passionne pourtant de bout en bout, reconstruisant pas à pas les souvenirs de la pierre brûlée et des coeurs brisés.
Au bout, il reste Frank, petit garçon de la Guerre qui incarne l'avenir, le demain selon Joyce et cette formidable possibilité : faire le choix du bien ou du mal, choisir la bienveillance et l'amour des autres. C'est aussi à cela que servent les fantômes comme l'Histoire, à choisir de prendre le bon chemin.
Lignes de vie entraîne son lecteur dans Coventry, ville en ruines qui se reconstruit en même temps que ses habitants.
Graham Joyce offre des bouts d'existence où la femme devient l'élément central et où la sensibilité, la poésie et parfois la cruauté se mêlent pour croquer le destin. C'est beau, émouvant, intelligent et, pour tout dire, parfaitement indispensable.
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