Si je vous propose la lecture de ces quelques vers :
toi qui n'as ni formes ni visage
mais qui es cette femme avec laquelle
je suis en incessant dialogue
cette nuit tu étais là
violent était mon besoin
de te porter en moi
de me glisser en toi
me mêler à ton secret
m'enrichir de ta substance
et des mots gonflés de notre fusion
se sont mis à bruire
ont fini par enfanter ce chant
où j'avais désir de te garder
accepte que ma voix sourde
le dépose en ta mémoire
et qu'il te donne à ressentir
la vénération que je te voue
et que je vous demande de mettre un nom de poète sur ces mots, beaucoup parmi vous connaîtront ou reconnaîtront la plume de
Charles Juliet.
Dans -
Lambeaux - cette auto-biographie qu'il a mis douze ans à écrire et dans laquelle il rend un hommage terriblement touchant à ses deux "mères", sa mère biologique dont il a été séparé à l'âge de trois mois et sa mère adoptive, une paysanne suisse qui l'a élevé,
Charles Juliet nous raconte comment l'écriture est parvenue à recoller les "
lambeaux", les fragments de sa vie, lui permettant à partir de ces deux cordons ombilicaux qui l'avaient "éparpillés", de renaître en les coupant de manière consolante.
Il y a une phrase de Jacques Lamarche que j'aime bien et qui me semble parfaitement s'adapter à
C. Juliet : “Les lourdes portes de l'oubli se referment mais des
lambeaux de souvenirs s'agrippent aux battants.”
Dans cet ouvrage composé de deux diptyques dans lequels sont éparpillés ses
lambeaux, l'auteur en ayant recours à un "tu" qui mêle la proximité de l'affect à la distance de l'observateur "privilégié", nous dresse dans le premier un portrait poignant, bouleversant, dramatique et sublime de la première de ses mères.
Une paysanne de très modeste condition, aînée de quatre filles, née au début du siècle, une "cérébrale" éprise de liberté, une surdouée dont l'époque et la condition sociale ont fait une asservie corvéable à merci, la servante, la domestique d'un père lui reprochant plus ou moins consciemment son sexe, un taiseux qui avait fait de son foyer l'antre du silence, un rempart contre la parole ; une dissuasion au savoir.
Lorsque devenue une jeune fille, elle rencontre par un beau dimanche après-midi d'été un jeune parisien venu en vacances chez sa tante, son horizon semble enfin s'ouvrir sur ce pour quoi elle est faite : le monde des idées, des livres, de la quête insatiable du savoir, la liberté... l'amour.
Les deux jeunes gens se retrouvent tous les dimanches après-midi sur le flanc d'une colline, et pour la première fois la jeune paysanne parle, communique, vit.
Mais un dimanche un orage les surprend.
Trempé jusqu'aux os, le jeune homme s'enfuit.
La jeune paysanne ne reverra jamais plus " l'amour de sa vie" ; en vacances dans un sanatorium parce que tuberculeux, une pleurésie consécutive à l'orage l'a emporté.
À jamais inconsolable, la jeune paysanne finira par épouser un brave garçon, toujours absent pour cause de travail et profitant de ses dimanches de repos pour engrosser sa jeune femme.
La quatrième grossesse assumée seule, cette solitude originelle mère nourricière de l'angoisse aura raison de ce qu'elle peut tolérer.
Une tentative de suicide manquée la conduira à l'asile et la Seconde Guerre mondiale, l'Occupation et la politique de "L'Extermination douce" pratiquée par les nazis dans les hôpitaux psychiatriques :
"La méthode fut facile à trouver. Pour faire périr les patients enfermés dans ces univers clos et coupés du monde, il suffisait de ne plus les nourrir. Ainsi pendant ces années sont mortes quarante mille personnes."
...feront qu'à trente-huit ans, la jeune paysanne sera retrouvée morte un matin dans sa cellule, morte de faim.
Charles, que va recueillir une famille de paysans suisses et qu'elle surnommera Jean ou Jeannot ( confusion = fragments ) aura la chance de trouver une mère adoptive ( "celle qui t'a recueilli est un chef-d'oeuvre d'humanité"), dont "l'inlassable présence" lui permettra de se construire dans un contexte où cependant la fragmentation était inévitable.
Il apprendra à huit ans qui était sa vraie mère, aux obsèques de laquelle il assistera comme "coupé en deux".
"Peu de jours auparavant, une lecture t'a appris qu'un bébé retiré à sa mère au cours de ses premières semaines subit un choc effroyable. Il vivait en un état de totale fusion avec elle, et coupé de celle-ci, tout se passe pour lui comme s'il avait été littéralement fendu en deux. ( En lisant ces lignes relatives à ce que tu indiques là, tu t'es rappelé ce lapsus qui t'avait fait dire un jour : "à trois mois, après mon suicide...")
Dans ce second diptyque, le poète parle davantage de lui et revient sur ses onze années d'enfant de troupe, années racontées dans –
L'année de l'éveil -, au cours desquelles il fera à Aix-en-Provence la connaissance avec un monde aux antipodes de celui qu'était le monde rural, sera "déniaisé" à treize ans par la femme de son "chef", entamera après l'obtention du baccalauréat, des études de médecine, études qu'il abandonnera pour devenir écrivain.
Cet impérieux besoin d'écrire lui permettra de se réaliser en tant qu'écrivain et en tant qu'homme au bout d'une traversée de doutes et de souffrances qui durera vingt ans.
Ce n'est que lorsqu'il aura recollé les "
lambeaux" que s'achèvera ce long apprentissage, cette douloureuse initiation, cette quête de "l'absente".
Il sera alors capable et légitime d'écrire :
"Ni l'une ni l'autre de tes deux mères n'a eu accès à la parole. du moins à cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t'exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi.
Tu songes de temps à autre à
Lambeaux. Tu as la vague idée qu'en l'écrivant, tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu'elles ont toujours tu.
Lorsqu'elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s'avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots
ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et de se haïr
ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse."
Excellente lecture avec un vrai moment d'intense émotion pour la biographie de la mère "biologique".