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EAN : 9782246768111
266 pages
Grasset (17/03/2010)
5/5   2 notes
Résumé :
« Du beau, on n’a cessé, au fil des siècles, de remettre en question les critères et les conceptions ; de faire varier les définitions. Mais s’est-on jamais interrogé sur ce préalable, déposé dans la langue, celui de pouvoir dire simplement : « le beau » ? A-t-on jamais sondé, en effet, sur quel socle enfoui « le beau » est juché ? Lui, la grande cheville ouvrière de notre métaphysique : nous apprenant à quitter la diversité du sensible pour l’unitaire de l’ « idée ... >Voir plus
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Citations et extraits (6) Voir plus Ajouter une citation
Arrêtons-nous par conséquent sur ce qui, ici, (…) promeut le Paysage en voie de la sagesse. Car pourquoi cette « actualisation physique » des montagnes et des eaux (xing), loin de s’opposer à la « dimension d’esprit » (shen) par son caractère inerte, perceptif-objectif, comme le fait d’ordinaire la nature en contexte européen, rend-elle au contraire sensible – « aimable », « séduisant », est-il dit – l’enseignement de l’Esprit (on peut même comprendre plus précisément, à cette époque et dans ce contexte : l’enseignement du Bouddha) ? Lisons plus avant sans les brusquer par nos concepts ces formules où se défont les conditions du dualisme : « L’esprit, lui qui s’enracine dans ce qui n’a pas d’extrémités, s’héberge dans les actualisations sensibles et émeut/est ému selon les catégories des choses; aussi la cohérence interne (li) pénètre-t-elle jusqu’aux ombres et aux traces… » (Zong Bing. « Hua shanshui xu »). (…) Il est question ici d’une dimension d’esprit (shen), et comme telle invisible, mais elle ne se situe pas à part : elle « s’héberge » ou « se loge » (qi) nulle part ailleurs que dans le sensible; elle reste partie prenante des incitations réciproques engendrant le procès des choses, au leu de s’en détacher. C’est pourquoi, tandis que les Sages, est-il dit, brillent sur d’innombrables générations, les dix mille phénomènes (qu, au sens du visaya bouddhique) « fondent l’essor de leur pensée » (rong qi shense). On se demandera alors, s’enfonçant à tâtons dans le parallélisme : comment du physique (du tangible) peut-il « fondre » de l’idéel (spirituel) ? (…) Car qu’est-ce que « fondre » (rong) dévoile soudain d’un autre possible, le sinogramme (qui le désigne) évoquant des vapeurs chaudes qui se lèvent et se dissipent et, par suite, toute forme de fusion, de liquéfaction ou de conciliation ? « Fondre » dit ainsi la transition où du physique (de l’opaque) se dissout et s’évase, s’indétermine et devient expansif; par suite s’ouvre à l’imperceptible et à l’illimité : « fondre » est le verbe antidualiste par excellence. Cette formule, si coulante en chinois, sondons-la donc dans ce qu’elle ne dit pas et qu’elle côtoie allègrement sans plus s’inquiéter; méditons-la dans cet écart qu’elle creuse incidemment sans plus alerter : du physique (du sensible) n’est plus l’autre séparé de la pensée, tels deux « domaines » à part l’un de l’autre (selon la formule définitive du dualisme classique : res extensa / res cogitans *); mais la « fondant », ou se fondant en elle, et la laissant « s’exhaler », supprime d’emblée toute extériorité de principe entre eux; (…) « Ce qui s’enracine dans les actualisations sensibles fond (en soi) du spirituel » (Wang Wei, « Xu hua« ) (…) Ou, comme le dira encore le Shitao en des termes voisins, à la fin de cette tradition picturale (au début du XVIIIe siècle) : le paysage – « montagnes – eau » – offre (présente) du spirituel (jiang ling); ou, en considérant à part mais en parallèle les deux termes de la polarité : la mer « peut offrir du spirituel par son animation »; la montagne « peut véhiculer de la pulsation ».
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En termes européens (importés), la question est donc bien, dévisageant notre métaphysique : comment peut-on concevoir la distinction du sensible et du spirituel sans être conduit pour autant au dualisme sur lequel le « beau » est juché ? On rappellera alors, de façon générale, que les chinois ne pensant pas en terme d’Être mais de procès des choses, non pas en terme de qualités mais de capacités (de), non pas en terme de modèle et d’imitation, mais plutôt de cours et de viabilité (dao), ne conçoivent effectivement au départ qu’une seule et même réalité : l’énergie animante ou le qi 气 (li 厘, l’autre terme du binôme à l’époque classique et que nous traduisons d’ordinaire par raison, est la « veinure » ou cohérence interne qui permet le déploiement régulé de cette énergie). Tout ce qui existe, par conséquent, aussi bien l’homme que la montagne, est une individuation-concentration – ou, disons : actualisation – de ce souffle-énergie en son fond invisible (tai-xu) et lui conférant sa forme tangible. (…) La dimension spirituelle (shen) et l’actualisation sensible (xing) ne seront plus que les deux modes opposés et complémentaires – en interaction constante – de ce même déploiement d’énergie. S’il n’y a donc pas l' »esprit » et la « matière », telles deux entités séparées, c’est que nous n’avons affaire, en fait, qu’à des opérations : de spiritualisation d’une part et de matérialisation de l’autre, en transition continue de l’une à l’autre et s’activant réciproquement. « Esprit » s’entend ainsi comme lorsqu’on parle d’ « esprit du vin » : se décantant, se subtilisant et se volatilisant jusqu’à l’imperceptible (pourquoi d’ailleurs, en Europe, avons-nous séparé ces deux sens d' »esprit », physique d’une part, religieux et philosophique de l’autre ?). Car soit cette même énergie se condense, se concentre et forme le tangible : ce concret est concrétion (d’où vient l’opacité des corps : mouvement yin); soit, ou plutôt en même temps, corrélativement, elle (se) fond, se répand, s’anime et forme l' »esprit » (comme capacité communicante et régulante : mouvement yang). Mais les deux restent indissociables et coopèrent à l’avènement de tout réel : au point que l’artère énergétique structurant le relief de la montagne, que scrute le géomancie, se nomme du même terme (mai) que celle où se transmet la pulsation vitale – et dont s’occupe l’acupuncteur – à l’intérieur du corps humain.
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Commence alors à se faire jour, s’élucidant lentement, ce qui de prime abord, sans doute, n’aurait pas fait sens : ces premiers textes portant sur la peinture de paysage en Chine ne parlent pas de « beau ». Mais je demande : pourquoi auraient-ils eu besoin du « beau » et celui-ci, pour eux, serait-il un enjeu ? Car s’il n’y a pas séparation de principe entre le sensible et le spirituel, pourquoi faudrait-il l’intervention du beau chevillant l’un à l’autre est errant d’union et de médiation entre eux : faisant pénétrer le spirituel au cœur de la matière sensible comme ouvrant le sensible à l’ailleurs de l’idée ? A travers sa tension entre la Montagne et l’Eau, le paysage engendre « offre » – « fond » du spirituel, est-il dit en chinois, le décante, le dégage et le laisse « émaner », et cette seule détermination est suffisante. L’énergie animante (qi) s’y déploie en fonction même de ses polarisés : à la fois concentre de l’opacité dans les flancs de la montagne et déborde d’élan dans ses cimes et dans ses torrents, ou se répand en brumes éparses, voilant de lointain même la proximité, et ouvre la configuration sur de l’illimité. La montagne à elle seule est condensation d’énergie, tel le corps du dragon nous décrit-on, en se dressant et se repliant, en s’inclinant et s’incurvant, en mêlant l’inerte à l’alerte, le massif et l’acéré, le rocheux et l’herbeux, le dense et le clairsemé, le désert et l’habité… Elle « acquiert de la physiqualité par son assise » en même temps qu’elle « offre de l’animation par sa spiritualité », « devient fantasmagorique par ses transformations », « désobscurcit l’esprit par son humanité », « se tend en lignes contrastées par son mouvement », etc; (Shitao, chap. 18)
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Quelques formules prises dans les tout premiers textes consacrés en Chine à la peinture de paysage (aux IVe-Ve siècles : Zong Bing, Wang Wei) nous mettent ainsi sur la voie de ce qui ne peut que remettre en cause, d’un seul coup, à la fois notre physique et notre métaphysique. N’oublions pas d’ailleurs que ce qu’on traduit ici par « paysage » « montagne(s) – eaux (x) » (shan-shui), loin de s’offrir à la perception unitaire d’un sujet, celui-ci sous son regard y découpant l’horizon, dit exemplairement ce jeu des polarités : celles non seulement du Haut et du Bas, mais aussi du vertical et de l’horizontal, de ce qui a forme (la montagne) et de ce qui n’a pas forme (l’eau), de l’immobile et du mouvant, de l’opaque et du transparent… Le paysage condense ainsi et concentre en lui les interactions qui ne cessent de tisser le monde et de l’habiter : de l’animer. C’est pourquoi il est dit que « le paysage contient bien en lui de la matérialité mais tend au spirituel » (Zong Bing : zhi you er qu ling). Aussi le Sage et le paysage sont-ils effectivement, en Chine, mis en parallèle : « le Sage par son esprit donne la norme de la Voie, dao, et les hommes de bien de comprendre »; de même, « le paysage par son actualisation sensible rend aimable la Voie, et les hommes épris d’humanité s’en réjouissent ».
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Un « paysage » : ses cimes et ses ravins, ses roches et ses forêts, ses brouillards montant des vallons et ses torrents; ou bien des bras d’eau immenses, quelques îlots qu’on entrevoit vaguement et des saules, sur la rive, laissant transparaître le passage du vent. Comment ces paysages, eux qu’a tant peint en Chine le pinceau des Lettrés, « porteraient »-ils en eux, (…), l’infini de l’esprit ? Car il y a bien cette physicalité massive, ces flancs larges d’assise, ces rochers pesants, ces troncs rugueux; mais ce sont là autant d’actualisation d’une énergie qui tantôt se densifie, se durcit, s’opacifie; et tantôt se dilue, se diffuse et devient expansive. Cette matérialité n’est pas inerte, mais elle laisse apparaître la poussée qui la fait advenir. Les moindres contrastes créent en eux de l’échange : ils tendent cette matérialité et la rendent active. Que signifierait donc l’ « esprit d’un paysage », dés lors qu’il ne s’agit plus seulement, par projection et métaphorisation faciles, comme on en a pris l’habitude en Europe, de transposer dans les choses, qui ne seraient que des « choses », l’état d’esprit d’un sujet – lui seul leur « prêtant » la vie ?
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