Au coeur de ce roman des origines, nous découvrons une famille bulgare dont l'héroïne est Miriam, la grand-mère de la narratrice. En ce début de XXe S, la famille mène une vie paisible et modeste à Bourgos, petite ville sur la côte de la Mer Noire.
Miriam est une enfant vive et indocile, que certains considèrent comme un peu sorcière parce qu'elle a été conçue la nuit où la mer a gelé et parce que sa mère est grecque donc étrangère.
Mère et fille ont des intuitions et ce don les rapproche, même si Theotitsa s'inquiète très vite de l'indépendance de sa fille.
Maria Kassimova- Moisset dresse de beaux portraits de cette famille : Miriam joyeuse et forte, Mila, la petite soeur craintive, Theotitsa la mère qui garde dans un coffre les souvenirs de ses enfants morts et Todor, l'épicier amoureux de son épouse.
Le jour où Miriam, chrétienne orthodoxe, s'éprend d'Ahmed, de confession musulmane, l'harmonie de cette famille sera détruite et le couple rejeté. Miriam devient aux yeux des autres " la putain turque".
Dans la Bulgarie du début du XXe siècle, de telles unions sont impensables. Les insultes pleuvent sur les épaules des amants, qui ne trouvent personne pour les marier ni pour les loger.
" Ils faisaient l'objet des commentaires de voisins, maîtresses de maison, vendeurs, pêcheurs, artisans, domestiques dans des maisons riches, administrateurs, employés de bureau, journalistes. On parlait de leur amour pécheur dans toutes les langues locales – bulgare, turc, arménien, grec, hébreu. Theotitsa ne sortait quasiment plus de chez elle – la lame de fond de cet intérêt malsain était au-dessus de ses forces."
La Bulgarie connaît alors un repli identitaire et des tensions nationalistes, et les couples mixtes ne sont pas tolérés. Si Miriam manifeste son indépendance sans faiblir et assume sa décision, le couple sera contraint de partir à Istanbul pour prendre un nouveau départ et fonder un foyer. La naissance des deux enfants ne pourra conjurer l'acharnement du sort qui poursuit cette famille hors-normes.
On découvre un destin de femme brisée par les épreuves. La jeune fille courageuse, libre et pleine de vie étouffe peu à peu jusqu'à commettre un acte douloureux.
Cette société corsetée par des préjugés religieux et culturels est par ailleurs imprégnée de superstitions. Comme c'est souvent le cas, les femmes sont les premières victimes de ces traditions ancestrales.
De nombreux archaismes patriarcaux perdurent à propos du corps des femmes, comme ces nombreux interdits et croyances concernant la menstruation. Les conseils maternels de Theotitsa ne font qu'entraver plus encore le désir d'émancipation de Miriam.
"Tes mains trouveront une toile de coton de Tsarigrad ….. Plie le comme un fichu pour la tête. Rentre d'abord le bout pointu pour que tu ne sois pas terrassée par la douleur lorsque le sang viendra. Plie-le lentement – pour que tu ne souffres pas lorsque tu enfanteras un jour. Plie les deux bouts vers le milieu mais sans que l'un recouvre l'autre, pour que tes enfants ne se haïssent pas mutuellement. Appuie dessus avec tes mains, mais pas trop fort – pour que ça vienne autant d'années qu'il t'est imparti, tu ne vas pas verser du sang lorsque tu seras grand-mère, hein ! "
La narratrice intervient à plusieurs reprises dans le texte, en imaginant des dialogues avec ses ancêtres soit pour mieux comprendre les situations mais aussi pour demander des comptes. Ces incursions sont très bien maîtrisées et n'altèrent pas le rythme du roman, mais elles se révèlent parfois d'une grande violence.
En adressant des accusations à son arrière grand-mère ou à sa grand-mère, elle dénonce avec une virulence toute singulière les erreurs commises au nom de la bienséance et de l'intolérance.
En se plongeant dans le passé malheureux de sa famille,
Maria Kassimova-Moisset renvoie à la persistance des fractures ethniques et religieuses dans les Balkans contemporains. Lire ce roman comme une mise en garde face à la menace des mouvements nationalistes peut générer une grille de lecture tout à fait pertinente.