Milan Kundera est un de mes auteurs vivants préférés, avec
Modiano et Auster, et sans nul doute celui dont je me sens le plus proche, dont je partage la vision du monde.
C'est aussi le seul dont j'ai lu toute l'oeuvre, y compris essais et théâtre; il faut dire que la production de
Kundera n'est pas abondante, car si l'on excepte son oeuvre poétique de jeunesse qu'il a renié, il y a tout au plus 11
romans, 4 essais et 1 pièce de théâtre. Mais tout y est d'une très grande qualité, même s'il y a une certaine frange de la critique littéraire de notre pays (ah, les dégâts de la critique parisianiste!) qui déprécie son oeuvre écrite en langue française depuis les années 1990.
La relecture de ses textes est toujours pour moi, redécouverte et émotion, et je suis toujours saisi par "l'humanité" de leur propos.
Ainsi en est-il de
la Plaisanterie, son premier roman, que je viens de terminer à nouveau le coeur serré.
Ce qui m'a frappé cette fois, plus que dans la première lecture, c'est son extraordinaire beauté formelle.
Il y a d'abord l'extraordinaire construction de ce roman. Un récit à plusieurs voix, dont celle principale de Ludvik, victime d'un traitement inique au début de l'ère communiste en Tchécoslovaquie, et de trois autres: celles de Jaroslav, Kostka et Helena. Ces voix vont apparaitre dans un ordre qui mêle une narration au présent (Ludvik revient dans sa ville natale pour se venger de Zemanek, celui qui l'a exclu du parti et de sa vie, en le trompant, du moins c'est ce qu'il croit, avec sa femme Helena) et des retours sur le passé, dans un ordre très subtil.
Ces voix deviendront une vraie polyphonie dans le dernier chapitre.
Celui-ci conclura, sur un rythme effréné et dans le temps présent, l'histoire des protagonistes, sous une forme qui fait penser à l'acte final d'une tragi-comédie, avec, comme dans une pièce de théâtre, une série de quiproquos ironiques et désespérés, jusqu'à une fin d'une incroyable douceur et humanité (on retrouve la même douceur finale, belle à pleurer, dans
L'Insoutenable Légèreté de l'Etre).
Et l'auteur imprime à tout le récit un rythme changeant, parfois calme, parfois très rapide. Il y a quelque chose de musical dans tout cela, ce qui n'est pas étonnant si l'on sait que
Kundera fut musicien et son père un grand musicologue et compositeur.
Et la relecture du texte m'a révélé aussi une infinité de petits détails merveilleux (un exemple, ce porte-manteau assimilé à un personnage esseulé qui apparaît plusieurs fois dans le dernier chapitre).
Oui, un chef d'oeuvre d'écriture.
Et puis il y a les thèmes abordés par ce récit, d'une très grande richesse et d'une grande complexité.
D'abord, le thème majeur de la dévastation, qui est bien analysée par
François Ricard, le commentateur "attitré" des oeuvres de
Kundera.
Un thème que
Kundera déclinera de différents façons dans ses oeuvres futures.
Le héros, Ludvik, et, dans un registre différent, d'autres protagonistes, Jaroslav, Kostka, Lucie, sont des êtres déclassés, aux illusions perdues, à la jeunesse perdue. A l'opposé, il y a celles et ceux qui croient toujours aux valeurs du communisme (Helena), ou qui sont suffisamment opportunistes pour toujours maintenir leur pouvoir (Pavel Zemanek).
Mais Ludvik réalise à la fin que sa révolte, son désir de vengeance, ne sont que vanité et n'ont pas de sens. La simple conscience de vivre dans un monde de dévastation personnelle, et avec comme corollaire, la volonté d'oubli, l'acceptation du passé pour tel qu'il est, c'est à dire un monde perdu, en un mot, le détachement, permettent de retrouver le bonheur.
En ce sens, on pourrait dire que
Kundera est un auteur qui rejoint les préoccupations et les aspirations actuelles, de celles et ceux qui prônent le retour aux valeurs simples de recentrage sur soi, du refus de l'égoïsme, de l'individualisme forcené. Mais chez lui, c'est plus que cela, je pense, car ce sont toutes les valeurs fortes de nos sociétés modernes qui sont sinon discréditées, au moins mises à distance, relativisées. Cela ne plait pas à tout le monde, et certains, dont je ne suis pas, critiquent ce qu'ils considèrent un côté passéiste et moralisateur.
Il y a d'autres aspects de la désillusion. Pour Jaroslav, l'exaltation dans sa jeunesse pour le retour aux racines profondes de la musique populaire, ainsi qu'aux traditions populaires, soutenus par la révolution communiste, fait place à l'amertume de se voir passé de mode aussi bien par le pouvoir, que par les gens, y compris son fils. Pour Koska, il y a la perte de la foi en une convergence entre christianisme et communisme, le doute sur sa sincérité dans sa relation avec Lucie.
Et puis le roman aborde d'autres thèmes. J'en cite quelques uns. Un thème troublant, qui reviendra dans d'autres livres (dont "
La vie est ailleurs"), celui de l'intolérance de la jeunesse, de son fanatisme et de sa cruauté. Un autre, celui de la disproportion entre le caractère anodin pour nous de nos actes et leurs conséquences terribles (par exemple dans
La Valse aux Adieux). Celui aussi de l'importance du lien avec la nature qui traverse tout ce roman. Celui de la relativité de la réalité selon les points de vue des êtres et le temps qui passe. Et enfin, bien entendu, celui de l'amour, à la fois de toutes ses méprises et de toute sa magie, un thème omniprésent dans l'oeuvre de
Kundera.
Mais, pour autant, je ne voudrais pas que mon propos laisse croire qu'il s'agit d'un roman ou d'une oeuvre philosophique. Rien de moins, toute l'histoire racontée et tous les personnages sont d'une incroyable vérité et nous marquent avec force.