Qui ne connaît les mobiles de Calder, régis par des principes de physique très simples de mise en tension des éléments ? Légers, graciles, ils s'animent d'un simple toucher de la main ou de l'air. Suspendus, ils s'affranchissent de tout lien terrestre pour tourner libres « dans le grand espace », le cosmos, cher au sculpteur américain comme au poète.
Cette mise sous tension permanente des éléments est aussi celle de tout artiste qui tire son mouvement vital, sa gravité astrale de l'équilibre instable − mais vivant − de forces contradictoires : l'amour/la mort, la sérénité/la violence, la gravité/la légèreté, le présent/le passé, les laideurs de l'époque/ la beauté du monde. On retrouvera cette dualité jusque dans l'évocation de la naissance du poète : « 1941 / l'automne / où je suis né / fut un grand / millésime de sang dans la mémoire des papillons ».
A l'instar d'une oeuvre de Calder, la poésie équilibre les forces contraires dans un seul mouvement, la légèreté en apanage. le texte, long fil fin et vertical, tendu entre ses marges, bouge tel un mobile au gré des jours, des événements, des humeurs dans une continuité de vie à laquelle le poète se donne tout entier, corps, âme et esprit. Et quand il paye, c'est toujours « rubis sur l'ongle ». (À ce propos, noter que le précédent recueil Rubis sur l'ongle, paru chez Hermaphrodite en 2005, était une version beaucoup plus étendue de cet ensemble dont plusieurs textes ont été remaniés.)
Outre cette recherche d'équilibre, on retrouvera dès les premières pages du recueil les trois couleurs emblématiques des constructivistes russes : le noir, celui d'une nuit sur un tarmac ou de myrtilles « un peu d'encre au bout des doigts », le rouge du soleil et de « son sexe / ras / d'accouchée / dans un lit / d'hôpital », le blanc d'un « néon / qui vide son dentifrice / sur la chaussée »… Les images, originales, inattendues, incisives souvent, balancent entre concret et abstrait : « II neige / et ton âme / est neuve / comme / l'ouvre-boîte / électrique / que tu viens / d'acheter ». S'il est ici un maître mot de vie et de poésie, c'est le désir qui porte à aimer toujours car « il n'y aura que nous / pour s'occuper de nous », pour « emplir d'étoiles la nuit de / l'épiderme », rien que nous pour lier nos fils de solitude et d'absence au mobile qui tourne au-dessus de nos têtes : « L'oiseau sans / pattes / du poème qui / ne peut / que battre des / ailes / et pas se poser. »
Sur le grand cirque de la vie, le poète, ce « pique-assiette de l'infini » seul avec « la caisse à outils / de sa conscience » et sa « famine sans espoir » laisse parler sa « part sauvage / avec un fort désir de femmes et de vins ». Sa poésie se fait sensuelle, charnelle, cosmique. Quelle femme ne rêverait de recevoir pareille déclaration d'amour ? "Jamais / les fenêtres / du monde / ne furent / plus largement / ouvertes / sur l'horizon / un aussi / vaste / et fastueux / frisson… Jamais / l'univers ne fut / un corps / aussi profond / que le tien." On reconnaît là la langue hautement désirante et toujours renouvelée de
Werner Lambersy qui sait allier sobriété et émotion, spécialement dans l'évocation de son fils, de sa mère ou de la femme aimée. On appréciera à d'autres moments les notes d'humour et de dérision qui montrent que le poète n'est dupe de rien. Ne pas avoir d'illusions permet de vivre pleinement le présent et de continuer à goûter « la matière manquante de l'âme / qui est toujours là ».