Et si l'on disposait, dorénavant, d'un moyen simple et incontestable de vérifier les faits historiques ?
Telle est l'idée de base de cette novella singulière signée
Ken Liu.
Les fictions « Et si... » suivent généralement le même modèle : l'auteur extrapole sur la base de cette hypothèse de départ et imagine toutes les conséquences logiques sur notre société.
Ici, c'est assez différent. L'hypothèse de départ sert moins à construire un univers décalé qu'à jeter un nouveau regard sur notre monde et notre Histoire.
Cela explique que la partie SF soit réduite au concept original lui-même, que d'ailleurs l'auteur expédie dans les dix premières pages. Si vous recherchez une bonne petite histoire de science-fiction, en particulier un bon divertissement, vous risquez d'être fortement déçu…
Nous avons en réalité affaire à un texte engagé avec un message précis, qui m'a tout de suite rappelé le film Reality sorti en août 2023. Reality dénonce le deux poids deux mesures qui s'est abattu sur la lanceuse d'alerte Reality Winner (voyez-vous comme moi l'ironie dans le nom et le prénom de la jeune fille ?). le film prend la forme d'une reconstitution glaçante des évènements clés de cette affaire très américaine. L'homme qui mit fin à
L Histoire prend quant à elle la forme d'un reportage (fictionnel) relatant l'invention scientifique et son usage concret pour donner un coup de projecteur sur l'un des épisodes les plus sombres de l'humanité, à savoir les crimes perpétrés sur les Chinois par les membres de l'Unité 731 lors de l'occupation japonaise.
Ce qui me conduit à lancer un deuxième avertissement : le texte contient des passages particulièrement choquants, notamment des descriptions crues de pratiques criminelles, humiliantes, et d'actes de torture. L'impact émotionnel est amplifié d'abord par l'écriture froide et distante de l'auteur, faisant écho à l'attitude elle-même détachée des tortionnaires. Ensuite, par cette intuition lancinante que cette fiction n'en est pas tout à fait une. Que derrière la fiction, la réalité est là cachée, qu'on cache ou qu'on se cache. Que pour aborder un tel sujet, pour mettre les pieds dans le plat de cette façon, l'auteur s'est surement bien documenté – confirmation dans la postface, instructive.
Ce n'est peut-être pas tant l'horreur de ce massacre en particulier qu'a voulu pointer
Ken Liu, mais le fait qu'il demeure pratiquement inconnu, et non reconnu, aujourd'hui encore. La conjonction des deux, certainement. Un paradoxe et une injustice.
J'expédie rapidement les qualités littéraires de ce texte qui réussit à être tout à la fois : court, dense pour ce qui est de la matière à réflexion, fluide et aéré grâce à sa structure particulière faite de courts témoignages (une à trois pages) apportant autant des points de vue successifs. Un zapping digne des meilleurs reportages américains modernes, on s'y croirait !
On pourrait penser que cette forme convient mal à l'écrit, qu'elle va nuire au propos. Il n'en est rien. Dans ce cas précis,
Ken Liu ne déroule pas une démonstration. Il pose le sujet, avance des arguments, questionne notre jugement, malmène les puissances, se moque de l'homme du peuple et ses réflexions à l'emporte-pièce. Mais, à chacun, il donne la voix, car au final c'est bien de la diversité des points de vue, des cultures et des histoires que semblent découler les paradoxes et le statu quo concernant ce sujet brûlant et glacial, ce terrain miné.
J'ai particulièrement apprécié comme l'auteur a réussi à faire ressortir, en quelques phrases et avec clarté, les lignes de raisonnements, les rapports de force, les fronts d'oppositions, mais aussi les biais cognitifs et culturels, l'irrationalité humaine. Un exemple parmi cinquante : la Chine a mauvaise presse dans le monde occidental. Ce pourrait-il être un biais rendant inaudible chez nous une injustice dont elle serait la victime ? Et jusqu'où peut-on alors déplacer le curseur de l'injustice avant de l'entendre finalement ? Telle est la nature des biais, et si vous vous intéressez un tant soit peu à ces questions,
Ken Liu en a plein dans la valise !
Pour ne rien gâcher, j'ai trouvé que le propos était assez mesuré pour un sujet aussi asymétrique. L'auteur souligne d'ailleurs l'étrange et tragique «mimétisme » qui affecte les puissances chinoise et japonaise depuis la fin de la guerre, contribuant au statu quo. La politique américaine n'est pas davantage épargnée (pour info
Ken Liu vit aux États-Unis). Quant aux tortionnaires, ils sont décrits comme ordinaires (« Il n'y a pas de monstre. le monstre, c'est nous. »), ce qui évite habilement l'anathème racial tout en laissant un goût amer.
Maintenant, un petit avis aux férus de SF :
Vous adorez le concept de base, mais la mise en oeuvre centrée sur les crimes de guerre ne vous attire pas spécialement ?
Vous aimeriez lire un vrai roman exploitant le concept de base ?
Vous aimeriez un roman de divertissement plutôt que politique ?
Vous aimeriez un roman SF, allez, osons : hard SF, à la mesure du concept de base ?
Eh bien j'ai le plaisir de vous annoncer que ce roman existe !
Le miroir du temps, de
Jean-Michel Calvez, est cette perle rare, par ailleurs publiée trois ans avant la nouvelle de
Ken Liu. Une lecture parfaitement complémentaire…
Le concept original est vraiment très proche dans les deux fictions. D'ailleurs, le télescope dans l'espace pour faire comprendre l'idée existe bel et bien dans
le Miroir du temps, même s'il n'a pas la même fonction. Aussi, la condition nécessaire de dépasser la vitesse du temps est traitée différemment par les deux auteurs :
Ken Liu botte en touche avec son arnaque des particules quantiques, tandis que Calvez convoque un domaine qu'il connaît bien : la physique des ondes.
J'ajouterais que chez Calvez, l'exploitation du concept est autrement vertigineuse.
Je n'en dirais pas plus car l'une des marques de fabrique de l'auteur français est de ménager le suspense. Mais vous pouvez toujours jeter un oeil à la critique que j'en ai fait il y a… 2 mois : le hasard des lectures !
D'après mes recherches, Calvez a d'ailleurs traduit plusieurs nouvelles de l'auteur chinois par la suite. Les affinités...
Et dans le genre dystopique, l'excellent Golden State est un lecture également intéressante, car dans la société décrite, la vérité vraie est connue et stockée par d'autres moyens, ce qui implique aussi la connaissance du passé...