Dans un essai intitulé « Contre l’interprétation », Susan Sontag met en garde ses lecteurs contre l’attitude qui consiste, face à une œuvre d’art, à opérer systématiquement un travail de transposition. À la place de X, lire A. À la place de V, lire B. Entendue en ce sens, l’interprétation est la manière la plus sûre de faire disparaître un roman, un poème, un tableau ou un film, de les remplacer par autre chose, une œuvre imaginaire qui convient davantage au goût de la foule des commentateurs qui se livrent à ce genre d’activité, et qui parfois, même, en vivent – critiques, universitaires, essayistes.
Lorsque Sontag écrivait ceci, elle avait en tête toutes les variantes alors à la mode qui mêlaient les concepts freudiens et ceux de Marx, parfois de Saussure, avec des dosages divers. Elle voyait les interprètes se précipiter sur les œuvres de Kafka, de Beckett ou d’Ingmar Bergman « comme un essaim de sangsues ». Elle s’insurgeait, avec l’humour et l’intelligence qui étaient sa marque, contre cette incompréhension grave de la nature même de ce qu’est une œuvre d’art.
Pourquoi songer à Sontag et à « Contre l’interprétation » au seuil de cette ouvrage ? Pas pour la contredire, non, car sa démonstration est aussi virtuose et drôle que convaincante. Pas davantage pour prendre la défense des mille et une interprétations que l’inépuisable armée des gens intelligents ne cesse de produire, à jets continus, à propos de la création artistique : les modes intellectuelles ont peut-être changé, les études de genre jouant sans doute, à l’heure actuelle, le rôle tenu par le freudo-marxisme dans les années 1960, mais le problème demeure.
Il s’agit plutôt de revenir à cette passion de l’interprétation, que Sontag fait remonter aux stoïciens et à Philon d’Alexandrie : si celle-ci ne cesse de renaître, increvable comme la mauvaise herbe, c’est sans doute qu’elle est inséparable de la nature humaine. Or, si l’interprétation est le propre de l’homme, elle peut nous apprendre quelque chose sur ce dernier.
Vouloir savoir ? Vouloir comprendre ? Ou, plus exactement, voir en un nombre choisi d’éléments tirés de la réalité autant de signes d’une autre réalité, plus profonde, plus authentique, mais secrète, comme ensevelie sous la précédente et qui exige un effort de déchiffrement ? Voilà bien une attitude humaine, éternellement, universellement humaine. Bien sûr, on peut y reconnaître l’illusion moquée par Clément Rosset dans Le Réel et son double, et dont ce dernier observe les effets – de la cosmogonie platonicienne telle qu’elle se résume dans le mythe de la caverne jusqu’à la société du spectacle flétrie par Guy Debord. Mais tournons-nous plutôt vers l’effort d’interprétation qui sous-tend toutes ces constructions intellectuelles. Leur point commun ? A chaque fois, c’est comme si tout sens profond devait d’abord apparaître à l’homme comme une énigme.
On ne s’engagera pas ici dans le sillage des écrivains et penseurs qui, fascinés par la capacité des hommes à construire des interprétations et des symboles, à inventer des rituels initiatiques et religieux, versèrent eux-mêmes dans un ésotérisme à travers lequel ils percevaient une signification plus haute – pour s’en tenir au siècle dernier : Mircea Eliade, Carl Gustav Jung et même, par endroits, Georges Bataille. Il s’agit moins d’ajouter une pierre à l’entreprise de l’interprétation que d’élaborer la psychologie de l’homme qui s’y livre. Et d’en profiter pour apprendre quelque chose du cinéma.
Pourquoi le cinéma ? À cause de ce qui n’est pour le moment qu’une intuition. Tout commence ici avec la récurrence d’une certain figure : non pas une nymphe qui danse ou une jeune mère serrant contre elle son enfant, mais un homme qui regarde. Un homme qui scrute une image dans l’espoir infime, parfois récompensé, d’y déceler un sens caché. D’y déchiffrer une énigme.
Cette situation, pour être efficacement racontée, montrée et comprise, doit être captée par une image. L’image d’un homme qui scrute une image, et qui me renvoie à mon propre état de spectateur, c’est-à-dire d’homme qui scrute à son tour des images pour y déceler un indice, pour y construire un sens nécessaire à la compréhension de ce qui lui est dit. Ces images sont en mouvement, et l’homme ne peut – ou du moins ne pouvait, jusqu’à une date récente, et c’est encore le cas lors d’une projection en salle – figer l’image pour mieux l’analyser à son aise.
Aussi l’homme doit-il concentrer son attention, parce que cette image, toujours, lui cache quelque chose tout en le lui montrant. Le cinéma, c’est peut-être moins la vérité vingt-quatre fois par seconde que l’énigme, sans cesse relancée, en vingt-quatre lettres volées par seconde, et agitées sous nos yeux. Cet homme qui regarde, ce public qui l’observe, tous deux saisis par le démon de l’interprétation, voilà qui nous en dit peut-être long sur notre monde, mais aussi sur l’art cinématographique à partir du moment où ce dernier a fait de nous, dans notre être-même, des spectateurs de films.
Si l’on est volontiers intrigué par les images, fasciné par les apparences, captivé par les récits à énigme, on est aussi fort souvent trompé au cinéma. Prendre au piège ses héros, et ses spectateurs avec : c’est l’un des grands plaisirs de l’énigme cinématographique. Il s’agit alors de les guider sur la piste d’une mauvaise interprétation, pour mieux les confondre ensuite. Plaisir à double détente : de s’être fait duper, puis d’accéder à la solution. Car si l’image nous invite à développer un regard attentif, à scruter les traces et bâtir une explication du monde, elle peut aussi délibérément s’avérer un leurre.