MAGIS
[…] Non, ce qui me tracassait, c’était une phrase de Gustave. Je croyais l’aimer, il m’avait dit. Il croyait aimer Justine. Et sincèrement. Les veaux, c’est rare qu’ils ne soient pas sincères. Jusqu’au jour où… Ce qui fait que, s’il ne l’avait jamais rencontrée, sa Georgette, il aurait pu vivre jusqu’à cent ans en croyant que ce qu’il éprouvait pour Justine, c’était l’amour. Heureux. Content. Vivant sur un sentiment qu’en réalité il n’éprouvait pas. Parce qu’enfin, sa Georgette, il l’avait connue comment ? Par hasard. Il aurait pu aussi bien ne pas la rencontrer. Et il y a des gens certainement, des tas, qui ne l’ont jamais rencontrée, leur Georgette. Et qui parlent, qui jugent, qui tranchent. On dit : l’amour. On répond : l’amour. Et chacun parle d’autre chose. L’un en est à Justine, l’autre en est à Georgette… Puis, sa Georgette, bon, très bien, parfait, mais si demain il en rencontre une autre, puis une autre, Adèle, Lucie, Zoé… C’était donc ça l’amour ? Une échelle dans le noir dont on ne sait jamais combien d’échelons il reste, un ascenseur dont on ignore à quel étage il se trouve. Où est le sérieux ? La garantie ?... Je parle de l’amour. Le désir, c’est pareil. On dit : avec Léa c’est formidable. Mais ça veut dire quoi, formidable ! Relatif. Vous me direz : l’amour, ça se sent. La fièvre aussi, ça se sent. N’empêche qu’il y a le thermomètre. Ce n’est pas pareil d’avoir trente-sept virgule cinq ou trente-neuf virgule huit. Hein, je pense que… L’amour, comment savoir ? Formidable… Mais formidable trente-sept virgule cinq, ou formidable trente-neuf virgule huit ? Un bubon, c’est un bubon. Un cancer, c’est un cancer. Mais l’amour ? Georgette plus que Justine, bon, ça va. Mais ce n’est pas une mesure, ça. Aucune raison là-dedans. Rien de sérieux. Quand on va au fond des choses… Et derrière Georgette ? Après Georgette ?... Il faudrait tout le temps vérifier alors ? Avec toutes les femmes. Et si tout cela n’était qu’une blague, une énorme blague… Hein, si l’amour, ce n’était qu’une idée, une idée qu’on se fait… Puisqu’on ne sait pas. Puisqu’on n’est jamais sûr. Et voilà le sentiment qui mène le monde. Parce qu’il y a des gens qui, par amour, font des choses incroyables. Qui déménagent, qui changent de métier. Tout ça pourquoi ? Pour une fièvre dont ils ne savent même pas si c’est trente-sept virgule cinq ou trente-neuf virgule huit.
MAGIS
Chez Rose, pas de raisons. Chez les Berthoullet, il en traînait dans tous les coins. J’étais mûr pour la péripétie. Quiconque se met à penser aux raisons, l’angoisse se profile – et, derrière, la péripétie. On est heureux, on cherche les raisons de son bonheur, on s’aperçoit alors qu’elles sont précaires. Je pourrais être malade, perdre mon emploi, je n’ai pas d’économies : l’angoisse. On s’agite, on cherche autre chose : la péripétie… Je me disais : Rose, d’accord, bon, le plus beau derrière du quartier, certainement, mais quoi, depuis deux ans, ça ne peut pas durer… Mais où est-il écrit que les choses, ça ne doit pas durer ? Et la Tour Eiffel, elle ne dure pas, non ?
MAGIS, chantant et dansant.
C’est moi que je suis la fleur de volupté… (Se retournant, il se trouve nez à nez avec Monsieur Dufiquet, entré par la droite.) Monsieur Dufiquet !
DUFIQUET
Ah Magis… Je viens d’apprendre une chose… Une chose… Les bras m’en sont tombés. (Magis regarde les bras de Dufiquet.) Que vous étiez l’amant de Mademoiselle Duvant. Oooh, je sais, votre vie privée, ça ne me regarde pas. D’accord, cent pour cent d’accord. Mais enfin, Magis… A votre âge… Mademoiselle Duvant qui a… et vous avez pu… vous avez pu coucher, en somme, vous excuserez l’expression, mais quoi… (Avec force :) Eh bien ça me fait peur, Magis. Ca me fait peur. Vous resteriez là, eh bien, après ça, je me demanderais toujours de quoi vous êtes capable, si vous n’allez pas m’étrangler… Vous passerez à la caisse. (Il va pour sortir par le fond, se retourne encore.) Enfin, Magis ! (Il hoche la tête, renonçant à comprendre. Et sort.)
MAGIS, vers le public.
Tiens, je lui faisais peur… Pourquoi ? Ç’aurait été sa femme, il n’aurait pas eu peur.
Au lever du rideau, Magis est seul à l'avant-plan. Il est occupé à réparer le poste radio. Il chantonne, se gratte, grimace. Passe ainsi un temps assez long puis : - Magis, vers le public.
Je bricole... (il se remet à son poste de radio. Nouveau temps) Le dimanche, forcément...Je m'occupe...
Brusquement la radio se déchaîne. Musique aussi actuelle que possible.
Magis sursaute, puis écoute. La radio s'arrête brusquement. Magis a un geste de dépit et se remet à réparer...
(lever de rideau de la pièce extraite du volume paru aux éditions "Gallimard" en 1957)
MAGIS
Non, au début, je n’ai pas eu de soupçons. Aucun. C’est peut-être bête mais c’est comme ça. Oh, j’avais bien compris qu’il l’avait aimée, Hortense, jadis, avant l’Indochine. Et elle aussi certainement. Ils avaient dû (bouffonnant) aichanger des baigers. Ça m’expliquait même qu’elle ait accepté de m’épouser. Elle devait désespérer, croire qu’il ne reviendrait jamais, le safran. Elle regrettait sans doute. Je n’étais pas son genre… Puis le Dugommier, forcément, avec son amour, sur Hortense, il se faisait des idées. La Madone, la poupée estra, la créature de rêve… Et il me tenait pour un jean-foutre, c’était clair… De voir sa poupée estra mariée à un jean-foutre, ça devait être pénible, je pense bien, mettez-vous à sa place… La nostalgie, quoi… Les choses qui auraient pu être… Alors je m’amusais à les emmerder… (Il se retourne vers Dugommier et Hortense.)
DUGOMMIER, mondain.
Ce que j’aime, c’est les meubles Empire…
MAGIS, rigoleur.
Question de goût ! Moi, je les préfère en bois. Ah ah ah ! (Dugommier et Hortense échangent un regard.)
HORTENSE, gênée.
Tu vois, Victor. Emile a toujours le mot pour rire.
Alain Finkielkraut est reçu sous la Coupole, le jeudi 28 janvier 2016, au fauteuil de M. Félicien Marceau pour lequel il fait l'éloge. (fauteuil 21).