Coeur de prof : Ils m'ont tout appris

Qu'est-ce qu'une classe, et particulièrement une classe de collégiens, sinon un cadre que l'Institution impose, par la force de l'accoutumance depuis l'école primaire, par la récompense des « bonnes » notes, et par la menace de sanctions, d'exclusions ? L'enfant, par nature exubérant, turbulent, joyeux, créatif, débordant d'énergie, consent généralement à obéir au modèle, et comme dit la chanson, « On les met tous dans des boîtes, des petites boîtes toutes pareilles.. » (1). Et il leur reste la récré, la maison ou la rue pour se défouler…
Mais dans chaque classe, parmi les vingt ou trente « chères têtes blondes » (ou pas) détoneront inévitablement quelques visages provocateurs, désarçonnants, quelques handicaps, quelques regards prostrés, immensément tristes… Et accaparés par les élèves « sérieux », par le programme à respecter, par la sonnerie à la fin de l'heure, par un emploi du temps morcelé, les profs, bien que pétris de bonnes intentions, laissent filer, subissent eux-mêmes la pression et déversent les chapitres de leur savoir entre deux périodes de vacances.
Prof parmi d'autres, Agathe s'est fondue des années dans cette communauté éducative de collège, mais son histoire l'a amenée à prendre peu à peu du recul : d'abord l'expérience d'un début de carrière à Djibouti avec des gamins aux antipodes des nôtres, grandissant dans des familles élargies et solidaires, familiers de la précarité… puis le débat quotidien avec son mari, enseignant en primaire et désireux d'innovations pédagogiques. Et surtout, l'altérité de leurs enfants, différents car atteints d'une maladie rare qui les rend inaptes au système scolaire « classique » : leurs qualités, leur humanité, sont réelles, appréciables au quotidien, mais elles sont « ailleurs » !
D'où ce livre, un questionnement décapant et vivifiant sur les pratiques pédagogiques, qui vient bousculer les certitudes acquises. D'où une quête du côté des neurosciences les plus récentes, du côté des pionniers comme le fut Maria Montessori dès 1906 (2). D'où, dans sa classe, l'expérimentation de solutions concrètes : travail collaboratif en équipes, séances pour valoriser l'estime de soi, appel aux ressources des familles et visite du monument aux Morts pour faire revivre des anciens combattants, jeux de rôle pour solidariser le groupe…
Ce témoignage est captivant, car il témoigne sans fard, et en toute modestie, sans forfanterie, de ce cheminement tenace pour favoriser l'épanouissement des élèves, sans éluder les doutes, les remises en question, le découragement qui guettent tout bon pédagogue.
Ce témoignage d'une prof est captivant, car il se dévoile loin de toute théorie académique, mais à partir de cas concrets d'élèves qui la désarçonnent : Babacar l'arrogant qui la nargue ouvertement, Samuel le boulet qui somnole au fond de la classe, qui accumule les absences, dont elle finit par apprendre, à l'occasion du conseil de classe de décembre, qu'il vit avec des parents handicapés de bonne volonté, mais incapables de le comprendre. Cassandra, dont le père agriculteur s'est suicidé un an plus tôt. Noé, fils et petit-fils de divorcés, « il fait bêtise sur bêtise, il oublie son cahier une fois sur deux ». Germain, dernier de sa classe de troisième, qui ne rêve que d'être un grand footballeur, et qui « blanc de rage, lance à sa prof d'une voix légèrement tremblante : -Je vais vous frapper, Madame… ». Line, murée dans une tristesse glaçante… Chacun d'eux est un défi, un challenge, une brebis égarée pour Agathe qui cherche, tout simplement, à percer leur armure et à favoriser leur épanouissement, donc leur réussite !
Et ayant été moi-même prof pendant un quart de siècle, je repense à cette élève de première technologique à qui j'enseignais, dans une classe d'une trentaine de lycéens, l'économie-gestion. En salle des profs, chacun se lamentait car, bien que très calme et silencieuse, elle ne rapportait presque jamais ses « devoirs maison »… A la fin d'un cours, je lui ai demandé, passé le brouhaha des élèves qui sortaient, comment cela se passait chez elle. Et tout naturellement, elle m'expliqua qu'elle rentrait de l'école pour préparer le repas et s'occuper de ses deux frère et soeur, encore petits, car sa mère, qui vivait seule avec eux, était toujours fatiguée, vu la chimiothérapie qu'elle subissait pour son cancer ! cette fille de dix-sept ans était une héroïne du quotidien, et l'école n'avait que des reproches à lui faire…
Et aussi cette anecdote d'une étudiante de BTS qui, après une semaine d'absence, me tend un mot dûment signé par la Vie scolaire : croyant innocemment à une petite grippe, je lui demande bêtement « Alors, ça va mieux maintenant ? », et sans me répondre, elle part à sa place en éclatant bizarrement de rire… Intrigué, je vais l'interroger en fin de cours, pendant qu'elle range ses papiers, et elle m'annonce qu'il s'agissait du décès de son père ! Je n'en avais même pas été averti…
J'aimerais mentionner aussi un grave souci de l'école qui n'est pas abordé dans ce livre, le harcèlement et les violences scolaires. de terribles faits divers font régulièrement fait la une de l'actualité, et selon le ministère, près d'un enfant sur 10 en est aujourd'hui victime ! Aussi la communauté éducative doit-elle être sensibilisée, formée à ce fléau, et particulièrement vigilante. On peut aussi contacter anonymement le 3020 ou le 3018 (cyber-harcèlement) pour recevoir écoute et conseils.
En conclusion, ce récit d'une prof à coeur ouvert ne laissera personne indifférent, soit parce que le collège a été, pour chacun d'entre nous, un passage obligé plein de souvenirs marquants, soit parce qu'on est devenu parent d'élèves. Et à fortiori, les profs le dévoreront avec avidité, passionnés qu'ils sont par leur métier. Et le citoyen, pressentant que l'école de grand-père, celle des pères Eudistes, des Jésuites, des frères de Lamennais, des soeurs Bleues, des Hussards noirs de la République, des Maîtres et des Maîtresses, des Inspecteurs pédagogiques a vécu, prend conscience des bouleversements de ce XXIème siècle, éclatement des familles et perte de repères, hyperconnection aux écrans, confinements sanitaires, défis écologiques…
L'école, ce creuset si précieux, indispensable à l'enfant et à l'adolescent, elle doit, toujours et encore, se remettre en cause, se réinventer, pour traquer la bête noire de l'échec scolaire, la « graine de voyou », la délinquance juvénile, les vauriens et les bons-à-rien ! Sa noble mission est de canaliser la belle énergie vitale de notre jeunesse, pour notre Avenir, et ce récit, en faisant avancer le schmilblick, y contribue avec bonheur.

(1) Graeme Allwright, Qu'a-tu appris à l'école ? chanson de 1968, traduction de l'américain Tom Paxton.
(2) Voir, en fin de ce livre, la bibliographie proposée par l'auteur, particulièrement adaptée à une poursuite de la réflexion sur les évolutions pédagogiques. Voir aussi « la fabrique du crétin digital – Alerte : jeunesse en danger » Editions du Seuil 2019, de Michel Desmurget (Prix Femina Essai). Voir aussi « Diwan : D'Ar Skol ! 40 Vloaz / 40 Ans », Editions Locus Solus, 2017, de Ronan LE PENNEC et Gilles PENNEC …