Dissipation.
Quand le narrateur sort de la grotte souterraine où il a voulu se suicider en plongeant dans le siphon d'un lac souterrain -engloutissement parfait- après une deuxième tentative infructueuse à l'aide de son "amie à l'oeil noir", un 7.65 dont la gâchette s'enraye, il ne trouve , dehors, plus la moindre vie humaine. La race humaine a disparu.
Dissolution. Disparition. Évanescence. Annihilation. Évaporation. Volatilisation. Anéantissement. Enlèvement. Subtilisation. Escamotage. Effacement. Suppression.
Ni corps, ni os, ni squelette, ni vêtements de nuit ou linge de corps.
Comme si cette disparition s'était faite avec un dernier souci de pudeur.
Une dissipation du genre humain dans sa totalité: les avions ne volent plus, les trains sont déraillés en rase campagne, les voitures attendent, sans conducteur, dans les rues désertes. Les téléphones du monde entier résonnent dans le vide. Seuls les répondeurs en date du 2 juin délivrent encore leur message du dernier jour. Les machines continuent leur vie machinale. Les objets imposent leur présence dans l'espace inchangé de la ville ou de la campagne. La vie végétale et animale est florissante- seuls les animaux domestiques meurent de cette absence humaine qui dévoile leur dépendance..
Dissipatio humani generis, Dissipatio H.G. , le titre original du livre de Morselli.
Mais cet évanouissement ne donne pas lieu à un énième récit post-apocalyptique, ni même à un petit conte de S.F. à la façon de Ray Bradbury , bien troussé et qui ferait voyager notre imagination.
Guido Morselli s'est VRAIMENT suicidé en 1973, juste après ce récit- testament que les éditeurs italiens, sans doute atteints de cécité collective - caecitas editorum- lui ont renvoyé, comme ses livres précédents, sans voir qu'ils avaient dans les mains un chef d’œuvre, et qu'ils renvoyaient ainsi, par le même coup, au néant, un grand écrivain.
Pas un récit de SF, mais pas un testament non plus: Morselli ne laisse jamais filtrer la moindre plainte, le moindre gémissement sur lui-même: l'humour -qui est comme chacun sait la politesse du désespoir- est son mode d'expression. L'ironie- en grec, "interrogation, question" -interroge donc avant tout la SITUATION: j'ai voulu mourir et je vis, et je suis même le seul à vivre. Je suis le seul à vivre, moi l'ermite des montagnes, et la nature que j’aime tant vit aussi. Je devrais me réjouir d’être enfin radicalement seul au sein de ce que j’aime exclusivement. Mais non. Cette dissipatio H.G. serait-elle une épreuve pour tester mon besoin des autres, dont la présence –honnie- est nécessaire à ma misanthropie, ne serait-ce que pour donner à ma solitude la valeur d'un choix ? a-t-on besoin des autres pour se sentir exister ? …
Le récit s’engage, entre détails cocasses –les déambulations du narrateur dans la ville morte de Crisopoli- et réflexions philosophiques érudites -les latinistes vont en faire leur miel- toujours profondes , souvent allégées par un brusque recours à la plaisanterie- une conversation imaginaire avec Baudelaire m' a fait rire aux éclats. Vous la trouverez dans les citations.
Il n'en reste pas moins que ce récit finit par vous étreindre d'une sérieuse angoisse- même si on ignore les circonstances de sa création.
Le narrateur est-il le seul vivant, élu ou damné d'une volonté supérieure qui le met sur le grill? Ou alors est-il le seul mort? est-cela, la mort, un monde machinal en panne ou absurdement actif, une nature impassible et vivace, une solitude totale et consciente dans un temps qui n' a plus rien d'humain, faute du repère des autres?
Je n'ai pas fini de méditer ni de relire ce petit livre de 150 pages- si terribles, si dérangeantes... J'ai mis des marques presque partout, comme le petit Poucet jette ses cailloux dans la forêt menaçante. Je l'ouvre sans cesse. Peut-être pour manifester ma présence au narrateur, perdu dans sa ville fantôme. Lui dire qu'il n'est pas seul. Que la mort ne frappe jamais les vrais écrivains.
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Ce matin, à Widmad, j'ai cassé la vitrine d'un magasin pour prendre deux pamplemousses; en ma qualité d’historien, je noterai que l'Anarchie s'est installée avec l'écroulement de son ennemi principal, le principe de propriété. Et, dans le même temps, s'est installée la Monarchie dans sa valeur la plus catégorique, tout le pouvoir à un seul. Anarchie et Monarchie coïncident , à présent, et en moi. Nul ne dispose de moi et je dispose de tout.
Pour ma part, en tant que monade intellectuelle sans ouvertures ni charges, je ne me posais pas la question, au contraire: je rendais un hommage tacite à la bonhomie bourgeoise (garnie d'égoïsme, fourrée d'optimisme et matelassée de nationalisme) grâce à laquelle les marais sociaux se changent en petits lacs alpins bien bleus.
Je survis. J'ai donc été choisi, ou j'ai été exclu.(....)
L'alternative est absolue, mais il m'est permis de choisir. Moi, l'élu ou le damné. Avec cette particularité curieuse qu'il dépend de moi de m'élire ou de me damner. Et il faudra que je me décide. Baudelaire le mage a beau dire :"Plonger au fond du gouffre. Enfer ou ciel qu'importe? Au fond de l'inconnu..." Eh non! de la blague tout cela. Cela importe. Cela importe.
-Qui sait, me réponds-je. Dans toutes les représentations de la mort souffrante au-delà des flammes, on trouve le gel. Je ne me résigne pas à le croire, mais il se peut bien que je sois mort, moi aussi, comme les autres.
Et pourtant, je respire, je bouge. Il y a quelques instants, j'ai mangé du chocolat.
- IL ME SEMBLE que je respire, que je mange. C'est une illusion.,
Pour vivre poétiquement la nature, il me fallait quelqu'un à qui la disputer, quelqu'un à tenir à l'écart?
Découragement: la nature était belle et impressionnante, mais remplissait une fonction asociale. Elle impliquait , négativement, l'existence de l'homme. Je la voulais, moi, inviolée , mais violable.
Je me pose cette question: pour en jouir, fallait-il qu'il y ait des écriteaux: "Défense d'entrer?"