Il est assez humiliant pour l'homme de la hype se tenant au fait des moindres développements de la technoscience (remarque, il n'y aura pas consacré une grande volonté puisque c'est devenu obligatoire) que les derniers ouvrages de fond et un peu consistants à ce sujet aient plus de 20 ans. Que pourrait-il bien penser alors de la persistance dans le temps de l'ouvrage de
Lewis Mumford publié en 1934 et de la difficulté de sa lecture, tant le propos est dense et le sujet, il faut bien le dire, difficile et méconnu ?
Je tente ici d'en résumer très partiellement le cheminement. Au moyen-âge, les représentations venant de l'astronomie et de la cartographique; la perspective; la nécessité de mesurer le temps dans les monastères succèdent à la représentation symbolique, éternelle et riche de récits de l'ancien temps, et c'est là, dans ces développements d'origines culturels, que se situe le début de l'histoire technique.
Très vite la recherche de métaux précieux motive la guerre, la finance et la mine. Cette dernière illustre très tôt et parfaitement la nocivité du processus : stérilisation, épuisement et pollution, exploitation de l'homme, persistance du phénomène dans le temps à cause de la dette.
A partir de cette époque, trois complexes de techniques sont distingués : Tout d'abord, l'Eotechnique avec l'utilisation du bois, du vent, de l'energie hydraulique, une vision mécanique de la vie (ce qui interdit bien le développement de la biologie). Il insiste alors sur la valeur humaine et l'efficience des réalisations caractéristiques correspondantes, tel les réseaux de moulins et la sophistication des villages de Hollande.
Ensuite, le complexe Paléotechnique avec l'utilisation du charbon et du fer, l'exploitation de la puissance brute et sans égard pour l'homme et son environnement, ainsi que le plus grand mépris pour la science. En somme, caractérisé par les conditions les plus misérables des producteurs\consomateurs, la lutte entre tous les secteurs de la société ainsi que le déni le plus total de ses concepteurs face à la misère, enfoncés qu'ils sont dans l'abstraction de leurs discours.
Enfin le Néotechnique, avec de nouvelles énergies et nouveaux matériaux (aluminium, caoutchouc, plastiques et terres rares...), guidé par la science (Eletrotechnique et Biologie) et par la précision, l'efficience.
Pour bien comprendre, chacun de ses complexes ne recouvre pas complètement l'autre historiquement. L'automobile par exemple, est bien utilisée sous une forme paléotechnique (lourdeur, vitesse, encombrement, exploitation) dans une époque résolument néotechnique. On voit bien également que Paléotechnique ne désigne pas la période du capitalisme, que c'est bien autre chose.
Mumford anticipe très bien, sans la nommer bien sûr, les caractéristiques de l'informatique, outil néotechnique par excellence, et ses égarements à travers l'»enregistrement systématique» ou la prédiction des déconvenues du village planétaire. Il pressent le développement de machines très discrètes, en interaction forte avec l'humain, organisées en larges réseaux, socialisées à l'extrême. Il analyse aussi l'émergence du sport médiatisé, du design etc...Un ouvrage riche donc !
Ce qu'il y a de plus choquant dans son analyse, et qui est bien sous-estimé, c'est à quel point les développements techniques du XVIIIeme et du XIXeme constituent alors des régressions par rapport à la dignité de l'homme quand bien même la notion de «progrès» est inventée au même moment.
En considérant les faits de ces dernières années, on est frappé de voir à quel point souvent ce qui est le tenant et l'aboutissant, c'est la technique, et à quel point, à chaque fois, ce qui ne VEUT pas être débattu, c'est bien la technique ! C'est dire là l'urgence de lire
Lewis Mumford...