Grand et beau livre dédié aux années 30 d'Henri Matisse, à titre de catalogue de l'exposition actuellement au musée de l'
Orangerie.
Les articles des contributeurs se recoupent en se complétant, nous présentent précisément le parcours artistique du peintre durant cette décennie, suivant les articles que la revue Cahiers d'art lui a consacrés. Cette revue, la plus en vue de la période dans le domaine des avant-gardes, a alors fait de Matisse une des deux figures de proue (avec Picasso) de la modernité artistique.
Cahiers d'art est une revue lancée par
Christian Zervos en 1926, et le catalogue nous la présente en début de volume, en tant que "porte voix d'un modernisme international, pluridisciplinaire, se faisant l'écho des courants esthétiques du temps". En quelques années, Cahiers d'art est passée d'une revue d'actualité artistique à une revue produisant d'ambitieux dossiers d'histoire de l'art, à la fois pour gagner ses galons en tant que revue de référence vis-à-vis du public et des institutions de l'art, mais aussi au bénéfice critique des artistes contemporains qu'elle replace dans la grande histoire, leur conférant une aura directement historique, exemplairement pour Picasso et Matisse.
Concernant Matisse, la revue a ainsi accompagné la décennie 1930 qui a été celle de son renouveau artistique. Matisse commençait à perdre son souffle créatif, après quinze années passées à Nice — sa "période niçoise" —, à peindre majoritairement sur chevalet d'après modèle. Il avait alors des peintures au ton plus impressionniste, un peu à l'arrière-garde des artistes parisiens du moment dont il s'était volontairement écarté. En panne d'inspiration, sa production baisse à la fin des années 20, se limitant à des oeuvres un peu laborieuses et forcées. Il constate avec aigreur en 1929 : "devant la toile, je n'ai aucune idée".
Le tournant des années 1930 donne lieu à un nouveau départ dans sa carrière. Les contributeurs du livre y voient plusieurs déclencheurs principaux.
Tout d'abord la commande qui lui est faite d'une grande composition murale en trois volets pour l'entrée de la fondation Barnes en Pennsylvanie. Matisse s'attèle à cette grande oeuvre de 1930 à 1933. Intitulée "La danse", les motifs qu'il y figure renouent avec ses célébrissimes "Danse I" et "Danse II" peintes plus de 20 ans plus tôt. Il retrouve les motifs autant que l'élan qui l'animait alors. Et puis la commande du collectionneur Barnes, engageante et ambitieuse, lui permet de "reprendre corps avec la peinture".
Egalement le début des années 30 est la période des premières grandes expositions rétrospectives de l'ensemble de son oeuvre : Paris, Berlin, Bâle, le MOMA à New York. Expositions qui, par leur caractère de bilan, titillent un Matisse encore fringant du pinceau, jeune sexagénaire alerte, peignant toujours la majeure partie de la sainte journée. Serait-il arrivé à son terme? NON, il refuse de s'"empater" dans les rétrospectives, les cérémonies, les commémorations (en attendant la funèbre? Non merci.). "Je ne suis pas mort, pas encore", argue t-il.
Ici je pense à certaines récompenses honorifiques, "life achievement" qui, chez certains artistes ont le mérite de briser une tendance à la standardisation des dernières années, leur permettant par réaction de retrouver de nouveaux degrés de liberté, une nouvelle jeunesse.
"Tout est fait", donc on peut se permettre des à-côtés.
"La renommée est déjà là", donc on n'a plus rien à prouver.
Ou, peut-être, ce serait l'idée douloureuse d'une carrière finie, achevée, avec laquelle il faudrait réagir. Un artiste comme Matisse ne saurait trouver à son oeuvre un terme quelconque. Une oeuvre n'est jamais "finie", et toute rétrospective a pour l'artiste un caractère odieux, elle rogne ses prétentions, elle est un aveu de semi-échec, forcé par autrui, forcé par la contrainte d'un temps décidément trop court...
Il ressort sans doute un peu de chacun de ces aspects. Mais l'argument qui ressort en surplomb, c'est que c'est d'abord une pure envie de peindre qui guide Matisse, tant et autant qu'il peut. C'est, assez basiquement, un désir de vivre, de jouir de la vie allié indissolublement à un désir d'art et de peinture. le raisonnement syllogique d'un artiste vitaliste au sens le plus strict, qu'on peut formuler ainsi: "Je veux goûter la vie, et vivre, c'est peindre."
Quant à la manière de ce renouveau créatif,
Eric de Chassey nous dit par exemple :
"Une fois La Danse achevée, à partir de 1934-1935, [Matisse] revient aux mêmes thèmes, mais transforme le rôle de la répétition dans son processus créatif. Soit il en fait un principe vitaliste et programmatique, voire expérimental [...], soit il fait passer chaque tableau par des états successifs [...]. En tout cas, il ne fait plus jamais retour à l'espace impressionniste des tableaux de la période niçoise mais applique plutôt à leurs thèmes des leçons tirées de la période expérimentale au sens large (1907-1917), celle de l'autonomie de la ligne et de la couleur, au risque de la séparation, qui ne sera réconciliée que par la gouache découpée."
On apprend entre autres que Matisse tient à corriger certaines interprétations de son oeuvre publiées ici ou là qu'il juge inappropriées (par exemple une possible parenté avec le surréalisme en vogue, qu'il nie). Par contre il ne contrôle pas tellement l'affichage de ses oeuvres, n'y attache pas d'importance excessive. Il semble aussi que les célébrations diverses l'ennuient passablement. Bien que menant une vie publique équilibrée, il passe le plus clair de son temps dans son atelier.
Passionné par la beauté sous toutes ses formes (nature, corps), il gorge ses peintures des couleurs ensoleillées qui ont fait sa signature. Versant plus minimaliste : les nombreux croquis et dessins de la décennie nous font apprécier la puissance d'évocation de son trait (un génie de l'épure qu'il partageait avec Picasso). Je découvre également un Matisse sculpteur, et cet aspect de sa production est bien mis en valeur.
Richement illustré, le catalogue intéressera évidemment l'historien d'art. Il est destiné à faire référence en tant que rétrospective des années 30 de Matisse et de la revue Cahiers d'art. À n'en pas douter, il intéressera tout amateur d'art, pour sa contextualisation étayée d'une oeuvre essentielle; aussi pour l'éclairage offert sur la figure d'un artiste qui fait partie, de près ou de loin, de notre paysage commun; et bien sûr pour la beauté des reproductions.
Opération Masse critique. Je remercie vivement Babelio, le musée de l'
Orangerie et la Réunion des musées nationaux.