Aussi brève soit-elle, cette pièce n'en est pas moins une réussite: cette oeuvre abrite les prémices du drame romantique, genre opposé au drame bourgeois typique du XVIIIe siècle qui privilégiait des
comédies moralisantes. Coelio est sous le charme de Marianne, l'épouse de Claudio, un vieil homme borné et grotesque. Octave, un libertin insouciant, décide de prêter main forte à Coelio, mais un drame se prépare dans l'ombre. le drame romantique revendique l'héritage shakespearien et veut refléter les préoccupations de son époque, qu'elles soient sociales, culturelles ou encore politiques. Pour ce faire, il prône une créativité affranchie des modèles classiques, en faveur du mélange des genres (la farce, la comédie, la tragédie), des registres, des registres et des langages. Cela passe également par l'abandon de la règle des trois unités (unité de lieu, unité d'action et unité de temps). Cela dit, le drame romantique ne fait pas entièrement table rase de l'héritage classique, puisqu'il respecte la progression dramatique tripartite qui consiste en trois étapes au théâtre: l'exposition qui présente les protagonistes de la pièce et annonce le thème et les enjeux de l'intrigue, l'action qui comprend le déroulement de la pièce et le dénouement sur lequel elle s'achève. le drame romantique respecte également les concepts d'acte et de scène, bien qu'il altère le fonctionnement de la scène: comme c'était le cas avec le théâtre de
Shakespeare, la scène peut être constituée de différents tableaux, et les entrées et sorties des personnages sont plus variées. le drame romantique s'adresse à une société meurtrie par le souvenir des guerres napoléoniennes qui a oublié les idéaux du temps des Lumières et de la Révolution française. Pouvons-nous dire que
Les Caprices de Marianne appartiennent au genre du drame romantique? Plusieurs éléments nous le confirment, même si la pièce s'apparente beaucoup à une tragédie classique: on remarque le mélange des genres, le recours à un registre lyrique, la dualité entre la comédie et la tragédie. Toutefois,
Musset s'y prend de manière subtile: les quelques situations propices au rire (la scène 3 de l'acte I par exemple, où l'on assiste à un dialogue de sourds entre Claudio et Tibia) servent à renforcer l'atmosphère menaçante et latente qui gagne peu à peu la pièce. le dramaturge ne tient pas compte de l'unité de lieu (les scènes se déroulent dans différents tableaux) mais respecte l'unité d'action. le statut de l'unité de temps échappe légèrement à la règle, lors de la dernière scène, mais le reste de la pièce s'inscrit bel et bien dans les vingt-quatre heures classiques.
Bien que
Les Caprices de Marianne soient qualifiés de comédie, ils sont en fait une tragédie classique: tout comme les héros raciniens, Coelio est inextricablement conduit à la mort, tandis que Marianne et Octave sombrent dans des affres accablants. La pièce dénonce le monde des apparences, ainsi que les libertins avides d'enivrement. le carnaval bat son plein, nous l'apprenons au début de la pièce, mais très vite, les masques tombent; Octave découvre son âme de poète. Marianne, d'abord orgueilleuse et prude cherche à se libérer d'un mariage austère auquel sa jeunesse est sacrifiée. Coelio, l'amoureux transi, affirme très vite des tendances suicidaires, après avoir entendu le récit des amours de sa mère, laquelle lui apparaît comme une figure désirable. La pièce invite le spectateur à réfléchir sur l'absurdité de son existence, sur le fait que l'homme est condamné au malheur et à l'insatisfaction. Difficile de ne pas songer à L'École des Femmes en lisant
Les Caprices de Marianne: dans son poème intitulé Une soirée perdue,
Musset dit: "J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre français, ou presque seul; l'auteur n'avait pas grand succès. Ce n'était que
Molière..."
Le personnage de Marianne rappelle celui d'Agnès: toutes deux ont été éduquées au couvent puis mariées à des hommes plus âgés qu'elles. A l'instar d'Arnolphe, Claudio tente d'inculquer les règles du mariage à Marianne qui revendique le droit de faire ses propres choix. La postérité de cette pièce est immense, car elle inspira le chef-d'oeuvre de
Jean Renoir, La Règle du Jeu, produit en 1939. le cinéaste avait d'ailleurs sous-titré son film "fantaisie dramatique". Tout comme Coelio, André Jurieu, un aviateur, est éperdument amoureux de Christine de la Chesnaye, une marquise qui ne s'intéresse nullement à lui. Octave, un ami commun, invite André à une partie de chasse que les de la Chesnaye donnent en Sologne. Au cours de la chasse, Christine a vent de l'infidélité de son époux. Piquée au vif, elle décide d'écouter les avances d'André, et d'un autre soupirant, M. de
Saint-Aubin. Lors d'un bal costumé, André défie en duel
Saint-Aubin, puis le marquis, l'époux de Christine. Pendant ce temps, Octave qui est secrètement amoureux de Christine lui révèle ses sentiments, et propose à la marquise de s'enfuir avec lui. Hélas, à la suite d'une méprise, un garde-chasse tue André. Christine est donc condamnée à mener une vie recluse à Paris, tandis qu'Octave retourne à sa solitude. Renoir dit s'être grandement inspiré de la pièce
De Musset pour tourner son film: "Mon intention première fut de tourner une transposition des Caprices de Marianne à notre époque. C'est l'histoire d'une tragique méprise: l'amoureux de Marianne est pris pour un autre et est abattu dans un guet-apens. [...] Je n'ai pas eu l'intention de faire une adaptation; disons que lire et relire
Les Caprices de Marianne, que je considère comme la plus belle pièce
De Musset, m'a beaucoup aidé."
Aujourd'hui encore, cette pièce splendide demeure incontournable, tant par ce qu'elle nous apprend sur un théâtre subissant de lourdes évolutions au XIXe siècle, que par son intrigue dense et riche en rebondissements.