Lu en v.o. Cuarteles de invierno.
Ca devient une habitude, une manie, un (mauvais?) pli. J'enchaine les lectures autour d'un meme sujet. Apres Deux hommes a l'affut de Dal Masetto je n'ai pu trouver de repos jusqu'a ce que je mette la main sur
Quartiers d'hiver de Soriano. Encore la dictature militaire argentine. Il est dit que je devrai boire le calice jusqu'a la lie.
Au premier abord ce sont deux echantillons d'une meme matiere: des hommes sont exclus par la dictature et ses sbires d'une fete populaire sans qu'ils sachent pourquoi. Mais ce n'est qu'un abord fallacieux car tout en partant de cette premiere donnee les deux livres different beaucoup. Si chez Dal Masetto il etait question de la paranoia d'un homme qui se croit poursuivi, parce qu'il sait que chacun peut etre poursuivi, avec ou sans raison, par cette dictature, ici la persecution est reelle, physique, elle ne fait pas que mortifier l'ame, elle frappe, elle blesse, elle tue.
Deux heros tragiques dans cette histoire, un chanteur de tangos et un boxeur, tous deux sur le retour, engages a se produire pour la fete d'une petite ville, ou un grand village, qui devient le troisieme personnage, le miroir deformant ou toute epopee latino-americaine adquiert les traits d'une farce provinciale. C'est Colonia Vela, que Soriano nous avait deja presentee dans
Jamais plus de peine ni d'oubli.
Deux heros tres differents. le chanteur, qui est le narrateur, complexe, ne sachant pas toujours lui-meme comment il va agir, alors que le boxeur est toujours predictible. le chanteur est un survivant alors que le boxeur, colossale carcasse sentimentale qui ne sait qu'aller droit au but, on ne sait en fin de livre s'il survivra. Pour des broutilles, sans qu'ils comprennent pourquoi, ils sont pris a partie pas des gars de la milice (ou de la police, ou de l'armee) puis attaques par les acolytes civils du regime et livres deliberement a ses sbires. La violence se canalisera sur eux, le chanteur ne pourra se produire et fera un essai rate de fuite, et le boxeur servira de sacrifice humain devant une foule en liesse, une foule consciente que le pouvoir reprime, sequestre, fait disparaitre, assassine, en plein jour et tous les jours, mais prefere detourner le yeux et s'abandonner a l'illusion de la fete.
Mais ce livre a un grand plus. Si autour du heros de Dal Masetto tous etaient pris de la meme peur, atteints de la meme paranoia, tous se defilaient sans aider et il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre, Soriano distille dans un climat d'horreur une sublime histoire d'amitie, et sinon d'amitie du moins de solidarite, d'entraide, d'abnegation dans l'assistance. Une histoire d'espoir: comment deux personnes tres differentes, peu faites pour se comprendre et encore moins pour s'apprecier, finissent par etre freres dans l'adversite, capables de se sacrifier l'un pour l'autre de facon completement desinteressee. Tout en anathemisant la dictature, Soriano fait passer un message d'espoir: nulle repression ne pourra annuler completement la charite humaine, ses gestes de compassion, de devouement altruiste.
Il est peut-etre curieux que Soriano, bien qu'il ait ecrit ce livre en exil entre 1977 et 1979, en pleine dictature, a su y mettre une lueur d'espoir, contrairement a Dal Masetto qui n'a ecrit le sien que quand cette dictature etait deja du passe. Curieux? Non, edifiant. Si le livre de Dal Masetto est interessant, celui-ci brillera toujours pour moi dans le firmament des lettres argentines. Pas seulement pour ses themes, pour son style aussi, chaud, caressant envers et contre tout, et pour les quelques passages humoristiques qu'il reussit a intercaler.
P. S. On me dit que toutes ces histoires de fetes et de sacrifies dans ces fetes viennent toutes de
Borges. Je vais verifier. Et peut-etre continuer a enchainer. Jamais deux sans trois.