C'est un duel d'orgueil entre l'aristocratie de naissance (la noblesse qui ne survit que par le nom et l'héritage) et l'aristocratie du mérite ou du travail.
Ne pourrait-il pas y avoir un pont-commun, une synergie entre ces deux aristocraties ? Comme dirait Octave qui est le candide rêveur du livre, l'une étant « la gloire du passé » et la seconde « le progrès dans le présent » ?
Ou comme
Balzac le rêvait « l'aristocratie et la bourgeoisie vont mettre en commun, l'une ses traditions d'élégance, de bon goût et de haute politique, l'autre ses conquêtes prodigieuses dans les arts et les sciences ; puis toute deux, à la tête du peuple, elles l'entraîneront dans une voie de civilisation et de lumière »
Non - ces deux aristocraties coopèrent peu, rarement et souvent mal quand c'est le cas.
Tous les maux de ce roman viennent de l'égo meurtri d'Athénaïs. Son père n'a eu que la mauvaise idée de la placer dans un couvent réputé à Paris pour être un repaire privilégié de filles nobles. Or, quand on est qu'une simple fille d'un chocolatier industriel, cela finit tôt ou tard par se savoir … Elle est inévitablement traumatisée par les cruelles railleries de ses camarades d'écoles nobles, dont Claire de Beaulieu.
Ainsi, tout au long de sa vie, Athénaïs sera tourmentée à la fois d'un désir de revanche sociale à l'encontre de la noblesse et d'une irrésistible envie d'imiter tous les codes de la noblesse.
Elle avait tout : beauté, argent (fille unique et riche héritière) et intelligence ; il ne lui manquait plus qu'un nom, et un nom cela s'achète.
Hasard favorable, le père d'Athénaïs, grotesque parvenu prêt à tout pour briller davantage, saisi au vol un jeune noble débauché et ravagé par les jeux d'argent : le Duc de Bligny.
Au plus bas, de lourdes dettes de jeu pesant sur lui, il lui propose d'effacer ses dettes en contrepartie d'un mariage avec sa fille. Cette corruption est immédiatement acceptée par le Duc de Bligny, au mépris des fiançailles avec Claire de Beaulieu.
Après le nom, il convient d'y ajouter des terres et un château qui complète parfaitement la panoplie du parvenu qui joue aux nobles. Mieux encore, puisqu'il s'agit d'un bien près du domaine des Beaulieu, afin qu'Athénaïs s'empresse d'aller narguer de la façon la plus sournoise possible Claire de Beaulieu.
C'est ici une scène formidable : Athénaïs feint les retrouvailles heureuses devant la famille de Claire, s'isole avec elle et lui demande conseil quant à sa future alliance, lui apprenant ainsi qu'elle se marie avec le fiancé de Claire, le Duc de Bligny, tout en sachant pertinemment que des fiançailles étaient en cours entre ces derniers.
D'une fierté froide mais bouillonnante d'intérieur, Claire nie les fiançailles et court-circuite brutalement la conversation en déclarant qu'elle va elle aussi se marier avec son voisin, un certain Monsieur Philippe d'Herblay, maître d'une forge prospère. Elle prétend l'aimer alors qu'elle l'a toujours souverainement méprisé, qu'elle rejetait d'un oeil sec toutes ses avances.
Le pacte est vite conclu avec Philippe, ravi d'intégrer une famille noble.
Ces deux mariages mixtes seront de vrais désastres.
Philippe a beau être le mari idéal, attentionné, humble, riche, grand et beau, rien ne trouvera grâce aux yeux méprisants de Claire qui regrettera amèrement ce mariage impulsif.
L'orgueil ayant cela de mauvais qu'il est souvent contagieux, cet orgueil se transmettra de Claire à Philippe qui développera un complexe d'infériorité et passera ainsi d'un mari modèle à un époux sévère, grave, dur et indifférent.
Ainsi, plus Philippe montrera à Claire une autorité personnelle qui s'affirme, et plus elle en sera étonnée, intriguée, au point de le désirer, réalisant bien plus tard (et trop tard) la chance qu'elle avait.
L'autre mariage aura bien moins de complexité émotionnelle : Athénaïs et le Duc de Bligny vont saisir instantanément la superficialité de leur arrangement et mèneront une vie de débauché de salon chacun de leur côté.
La conduite d'Athénaïs n'est motivée que par le désir de briller davantage que Claire dans tous les domaines et ne se refuse rien. Elle ira jusqu'à tenter de saboter le mariage de Claire en voulant être la maitresse de Philippe par des moyens outrageusement séducteurs.
Seule une grave crise mettra fin à ce jeu interminable.
Dans ce roman, chaque personnage mérite pleinement ses difficultés et au lieu d'empatir douloureusement, on bat joyeusement des mains à chaque scène où les personnages se détériorent entre eux à coup d'aiguilles, de petites phrases mais d'une grande violence derrière la diplomatie de salon. On aime ce mauvais orgueil extrême qui s'accroît au fil des vengeances et on en demande davantage.
L'auteur peint le mal et il châtie volontiers ; mais il n'est ni systématique ni absolu, et même au fond de chaque personnage odieux il laisse entrevoir quelque chose d'humain. L'auteur contextualise finement chaque personnage et c'est un plaisir à lire.
(Ce roman a été adapté au théâtre : ci-dessous un lien contenant une critique de
Francisque Sarcey)
https://www.babelio.com/livres/Ohnet-Le-maitre-des-forges-theatre/1575306/critiques/3650406