Voici un ouvrage difficilement classable, sorte de compilation d'essais biographiques romancés. Ceux-ci semblent composés selon la méthode paranoïa-critique, car
Vladislav Otrochenko lance des hypothèses extravagantes sur la vie des grands auteurs, mais non sans une argumentation bien documentée et convaincante. Et si
Ovide avait menti sur son exil dans le Pont ? Et si
Catulle n'avait jamais vraiment aimé Lesbie ? Et si les circonvolutions de la pensée nietzschéenne n'étaient autres que le reflet des rues labyrinthiques de Venise ? Et si, et si...
La volonté d'Otrochenko (désireuse de faire la lumière sur ces mystères littéraires) se mue en représentation de la Volonté de la nature, désireuse de se connaître à travers les
oeuvres de
Schopenhauer, du Mahabharata, et de tant d'autres jalons de la littérature, réinterprétés ici pour offrir d'autres aspects du grand livre qui contiendrait tous les livres, l'Avyakta Parva en sanscrit « le Livre non manifesté, le seul Livre achevé et parfait que les vivants ne connaissent que partiellement, par fragments épars ». Ce livre métaphysique, le lecteur pourra lui-même en imaginer des fragments possibles, grâce à la paranoïa que le présent livre fera grandir en lui.
On ne peut plus faire confiance aux auteurs, même pas à Otrochenko qui nous avertit à leur sujet, peut-être à tort. Auteur rime avec menteur. Mais le mensonge, n'est-il pas l'espace qui permet à la littérature d'exister, pour exprimer sa vérité ?
L'espace... une notion particulièrement importante chez les auteurs russes, source ambivalente de désir d'évasion (chez
Pouchkine) et de crainte de la mort (chez Tiouttchev), quand ce n'est pas un mélange des deux (chez
Gogol). Ce sujet fait ironiquement écho à une autre de mes lectures de chez Verdier Slava : Krzyzanowski et sa "superficine" permettant d'agrandir démesurément l'espace.
Le cas
Gogol fascine particulièrement l'auteur : insatiable buveur d'espace (très porté sur l'Italie, comme
Nietzsche... et Otrochenko), méfiant à l'égard de la vérité des hommes pour lui préférer la Vérité céleste dont lui parvient directement l'inspiration de ses Âmes mortes (tel un aède platonicien), la figure du célèbre auteur russe se voit octroyer tout une section intitulée « Gogoliades ». Ce cycle des Gogoliades met en avant le thème de dédoublement : inspiration et page blanche, mouvement et immobilité, pays fantasmé et pays honni, vérité et mensonge, nez et manteau,
Gogol et
Gogol... au point que je me demande si Otrochenko ne se laisse pas prendre au thème principal de son livre et n'abandonne pas les hypothèses pour glisser consciemment dans la pure fiction gratuite. Aurait-il osé ?
Je l'espère bien !