Joanne Linaker vit en Californie, dans la petite ville de Modesto, et incarne parfaitement l'iconique femme au foyer américaine de la "middle class" des années 70. Tout y est : le mari chirurgien orthopédiste ayant "bien réussi", les deux enfants bien élevés, (même si la fille aînée emprunte les chemins contestataires d'un féminisme revendicateur et tance sagement sa mère dans son statut de bourgeoise bien établie), les soirées du Vendredi avec collègues et amis où Joanne s'illustre au-delà de sa cuisine (mais guère plus loin) en se tenant derrière leur joli bar de salon et régalant ses invités de ses cocktails maison. La panoplie est complète avec la cuisine en Formica, les courses dans les épiceries du centre ville en soutien à ses commerçants et pour contrer un nouveau mode de vie où l'on achè
te de façon impersonnelle au grand Walmart en périphérie de la ville, la coupe de cheveux réglementaire, méchée blonde, qui colle à son statut de quasi quarantenaire, les heures de bénévolat au centre social... Tout est si parfait et absolument convenu, aucun faux pas dans ce tableau idyllique et pour couronner le tout, Joanne est parfaitement amoureuse de son mari, seul homme qu'elle ait jamais connu. C'est une vie "qui roule", un couple équilibré, une famille adorable.
Jusqu'à "l'incident" comme le désigne Joanne elle-même. le vers dans la pomme. Un abominable junkie, informe et tout gris, comme elle le décrira, s'en prend à elle violemment pour lui voler son sac. Un événement somme toute tellement banal, une agression tellement courante. Il la fait chuter de vélo, alors qu'elle revient de la bibliothèque. Mais au-delà des coups et blessures physiques, ce qui va rentrer dans la chair de Joanne, ce ne sont pas les graviers de l'asphalte ou les ongles de son agresseur : ce sont ses mots, "connasse, sale pute". Et ce qui lui sera volé ce jour-là, ce n'est pas seulement son sac, sa menue monnaie, ses papiers d'identité : c'est son identi
té, du moins celle qu'elle s'était construite.
Ce n'est pas juste sa pommette et son arcade sourcilière qui volent en éclats, c'est tout son être.
L'auteur décrit, dans l'intimi
té des remous qui agitent Joanne suite à cette agression, la fracture qui s'opère à l'intérieur de cette femme qui pensait tout avoir. le masque des certitudes se fracasse en même temps que son vélo tombe à terre. Comment un inconnu, peut vous ramener de "Joanne, mère de famille tranquille et bonne épouse" à une "connasse et sale pute". Comment, alors qu'on roule en pensant rendre visite à sa meilleure amie pour lui remonter le moral, peut-on être stoppée en route pour être agressée par quelqu'un qui ne vous connaît pas mais vous jette à terre comme il écraserait une simple mouche.
Ce que certaines victimes, dans les malheureusement trop nombreux faits divers que nous entendons tous, vont formaliser par un "Mais pourquoi moi ? Je ne lui (leur) ai rien fait ?", Joanne, elle, ne mettra pas de mots sur cette sidération de l'agression par un parfait inconnu à qui elle n'a bien sûr jamais rien fait de mal. Non, elle va juste s'enfoncer progressivement dans un comportement post-traumatique, agir de façon inattendue et incontrôlable, même pour elle. On lit à travers les "emprunts de chariots remplis" dans le Walmart, auxquels elle se livre de plus en plus souvent, l'envie de se fuir elle-même, d'être une autre femme : si elle part du Walmart avec le chariot rempli d'articles qu'une autre a choisi, elle peut s'inventer être cette autre personne ... Et à coup sûr, être une personne qui aurait osé se défendre contre son agresseur, alors qu'elle, Joanne, a "simplement" subi...
S'ensuivent les actes irrationnels et destructeurs qui ponctuent sa longue descente aux enfers, le repli sur soi-même, l'achat compulsifs de paquets de céréales, les virées obsessionnelles au Walmart, et entre deux anxiolytiques, une conduite en état d'ivresse... Pour cette mère au foyer si lisse...
Le mari qui ten
te de bien faire est dépassé. Que dire et que faire face à une personne en souffrance, comment ne pas engluer encore un peu plus une personne dans son statut de victime mais tout en lui tendant la main ? Jusqu'aux mots fatidiques presque pires que les coupants "connasse et sale pute": " Chérie, tu me fais peur... Et tu fais peur aux enfants". Son propre mari l'achève ainsi, elle qui s'échappait à elle-même, ne parvenant plus à revenir dans "sa peau d'avant".
Fuite ou soubresaut d'instinct de survie, Joanne part et ne se retourne pas. Son errance pour fuir non pas tant son foyer qu'elle-même, la mènera à Las Vegas. L'auteur nous colle littéralement dans la peau de Joanne et l'on vit avec elle les nuits dans la voiture, le sentiment abasourdi de survie au quotidien où rien d'autre ne compte que de mettre un pied devant l'autre, car c'est encore la seule façon de tenir debout... Techniquement...
Dans ce brouillard des mains se tendront et Joanne sera accueillie dans l'un de ces établissements emblématiques de Vegas où l'alcool coule, les filles tournent autour de barres de pole-dance mais ne doivent pas se déshabiller intégralement. Une veritable Arche de Noé de survivants...
Laurence Perrin décrit avec sensibilité l'introspection sidérée de Joanne sur cette vie volée (-dérobée mais aussi brisée) en éclats ainsi que ses tentatives chancelantes de reconstruction.
C'est un joli roman qui ressemble aux premiers abords, dans le ton, à un roman d'é
té de
Françoise Bourdin, ne vous y fiez pas : c'est un beau portrait, pas tant de femme au foyer tranquille dont les certitudes vacillent, que d'un être humain passant du statut de citoyen relativement insouciant à celui de victime, perdant tous ses repères, engageant pour survivre une reconstruction lente, hésitante. C'est vrai, le ton est parfois un peu lénifiant, les descriptions de ce "Barbie World" de départ paraissent un peu trop rose pastel, cela peut induire en erreur en vous faisant croire que tout le récit sera dans la même tonalité. Ce n'est pas le cas. Que devient notre identité, ce que l'on est, ce que l'on croit être, l'univers que l'on s'est construit, quand on est attaqué dans son intégrité physique, comment se reconstruit-on, sur quelle base ? Au-delà de ce roman, un questionnement malheureusement tout à fait transposable à toute victime.